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Qu’il soit un messager divin ou un génie de l’instantané dont l’inspiration serait incarnée par une muse, la figure du poète vates n’a cessé de susciter des débats. Cette vision du poète inspiré, ancrée depuis la Grèce antique, ne semble pas avoir quitté l’imaginaire collectif. Ainsi, les grands poèmes épiques d’Homère commençaient-ils par une invocation, tantôt adressée aux Muses dans l’Odyssée, tantôt à la « déesse » dans l’Iliade, et nombreux sont les poètes actuels qui, dans une contribution inavouée à l’alimentation d’un mythe, revendiquent une inspiration presque mystique à l’origine de leurs écrits. Il ne s’agit cependant pas d’une vision partagée par Paul Valéry, grand poète français et personnage important dans la théorisation de son art. Dans ses Cahiers, en 1926, il s’exprimait en ces termes à propos de la condition du poète : « Je ne crois en aucun cas au mythe du poète inspiré. Bien au contraire, le poète se consume dans un travail harassant pour construire un langage plus pur, faire entendre le discours d’un esprit supérieur. Je persiste à croire que ce que cherche le poète, à travers la contrainte formelle et le soin porté à l’architecture, c’est à remettre en ordre le désordre. » Valéry défend ici une idée exigeante de la condition du poète . Nous remarquons, bien évidemment, l’opposition incontournable entre poète vates, dit inspiré, et poète artifex, dit artisan. Et c’est en faveur de la seconde thèse qu’il semble se prononcer. Il invalide, dès la première phrase, l’idée d’une inspiration poétique qui dispenserait l’auteur de tout travail. Afin de renforcer son propos, il évoque même un « mythe du poète inspiré », donc une construction imaginaire. La locution adverbiale « bien au contraire » illustre une radicale opposition et le verbe pronominal se consumer insinue que le poète, à l’instar d’un artisan, s’épuise à la tâche. C’est en ce sens qu’il a recours à un vocabulaire associé à une forme de pénibilité professionnelle (« travail harassant ») mais aussi lié à l’acte de bâtir (« construire », « architecture »). Le poète est un bâtisseur, il est l’architecte de son poème. Nous pouvons par ailleurs noter que l’utilisation de ce thème n’est pas un phénomène isolé et inédit en ce sens où Valéry a publié l’ouvrage Eupalinos Ou L’Architecte en 1923. Mais ce « travail harassant » est réalisé en vue de la construction d’un « langage plus pur ». Il s’agirait donc là de la principale mission du poète : s’émanciper des constructions linguistiques superficielles pour viser la pureté du langage et « faire entendre le discours d’un esprit supérieur ». La quête d’un « langage plus pur » s’inscrit vraisemblablement dans la poursuite d’un idéal de poésie pure de l’auteur. Pour Valéry, qui mène conjointement son activité poétique et sa réflexion théorique, le langage poétique n’est pas exclusivement une forme du langage mais également un moyen de transmission. Le langage poétique est plus pur car, contrairement au langage courant, il n’utilise pas les mots comme outils mais comme objets. Il fonde avant tout des rapports entre entre le signifié et le signifiant et établit ensuite un rapport de ressemblance et de signification entre le mot et la chose. Valéry conclue en abordant la question de la forme poétique. Si Baudelaire voyait dans dans la contrainte un moyen pour l’idée de jaillir plus intensément, Valéry y perçoit quant à lui un moyen de « remettre en ordre le désordre ». Nous comprenons que derrière ce désordre se cache probablement le monde et que la poésie ne cherche rien d’autre sinon permettre de mieux l’appréhender. Nous pourrions tout de même reprocher à Valéry le fait que, bien que sa conception du poète rejoigne indéniablement celle de l’artifex, il confère malgré tout à celui-ci un aspect mystique. Le poète est un « esprit supérieur » qui cherche à « remettre en ordre le désordre » du monde et bâtir un « langage plus pur ». Il serait donc tout à fait légitime de soulever le fait que si, effectivement, le poète n’est qu’un artisan qui doit travailler son art, il n’est en rien un « esprit supérieur » ou encore un guide dont le discours devrait être entendu puisque, par définition, quiconque travaillerait et s’exercerait pourrait devenir poète. De la même manière , n’est-ce pas conférer trop de pouvoir au poète que de lui attribuer le rôle de remettre de l’ordre dans la société ? Quoi qu’il en soit, la réflexion de Valéry semble aller bien au-delà du simple débat vatesartifex et s’interroge réellement sur la fonction même du poète ainsi que son rôle dans la société.

Si l’on peut reconnaître que Paul Valéry défend effectivement une vision exigeante du poète, laquelle le perçoit comme un artisan ou un bâtisseur se consumant à la tâche, peut-on néanmoins négliger totalement la part de l’inspiration dans l’entreprise poétique ? Le rapport du poète à son texte ne suppose-t-il pas aussi une forme de transcendance ? Peut-on, par exemple, écrire le lyrisme et retranscrire le sentiment amoureux sans une quelconque forme d’inspiration ? Finalement, la véritable question ne réside pas tant dans le fait de déterminer si le poète est artisan ou inspiré, mais davantage dans le fait de se demander si, comme l’affirmait Paul Éluard dans son Évidence poétique en 1939, « le poète est celui qui inspire plus qu’il n’est inspiré ».

Déjà au IVè siècle avant notre ère, Aristote s’opposait à l’idée d’une inspiration personnelle et valorisait davantage la mimèsis, l’imitation, la représentation. Selon lui, la dimension mimétique serait même à l’origine du plaisir esthétique. S’il imite, le poète ne tient alors pas sa création poétique d’une inspiration divine. Il est donc un artisan qui, selon des plans ou une idée, reproduit un objet — ici un objet littétraire : le poème. Le poète serait donc un imitateur. Aristote s’est surtout concentré sur la tragédie — qui était, à l’époque, rédigée en vers et qui peut donc se rapporter au genre poétique — afin de théoriser le caractère mimétique de la création artistique. Il a distingué trois manières d’imiter : comme les choses sont, comme elles sont dites et comme elles devraient être. Selon le philosophe, l’homme est une espèce qui imite par nature  et ce serait même de son penchant pour l’imitation que serait née la poésie. Il constate que si l’homme désire savoir par nature et s’il commence à apprendre en imitant, alors toute imitation lui apprend quelque chose et lui apporte du plaisir. La mimèsis semble donc posséder un statut à part, à l’interface du réel et de la création artistique. Les théories littéraires liées à ladite mimèsis s’axent principalement sur l’imitation comme facteur de la vraisemblance de l’œuvre. Ainsi retrouve-t-on, notamment dans la critique marxiste, la dimension mimétique de la littérature (donc aussi de la poésie) comme manière de rechercher des structures sociales dont elle serait le reflet.

Le poète semble donc être un artisan. Valéry, en 1926, défendait une thèse similaire dans ses Cahiers, comme nous l’évoquions en introduction. Il s’agit par ailleurs d’une thèse qu’il défendra durant l’intégralité de sa carrière littéraire puisqu’en 1957, dans ses Propos sur la poésie, il s’exprimait en ces termes : « Il suffit d’être inspiré et les choses vont toutes seules. Je voudrais bien qu’il en fût ainsi. La vie serait supportable. […] On sent bien devant un beau poème […] qu’il y a des chances infimes pour qu’un homme ait pu improviser sans retours ». Le poète ne serait pas le signataire d’une œuvre qui le surpasse, il ne serait pas non plus, à l’instar d’un oracle, le diffuseur d’une pensée divine. Pour Valéry, comme pour beaucoup d’autres, la perfection artistique est la preuve même du travail et de la volonté du poète. De la même manière, dans l’ouvrage Sur l’écriture, une anthologie de textes à propos de l’acte d’écrire publiée à titre posthume, le romancier et poète américain Charles Bukowski disait : « Parfois, il faut écrire beaucoup de mauvaises choses pour parvenir à en écrire une bonne » (« Sometimes you have to write a lot of bad stuff to get to the good stuff »). Derrière une phrase qui, à première vue, semble ordinaire et presque mièvre se cache en réalité une conception du poète tout aussi exigeante que celle évoquée par Paul Valéry. La notion de travail est omniprésente dans cette phrase. Pour atteindre la perfection artistique, le poète ne peut se contenter d’être inspiré et d’écrire de manière presque automatique. Il doit s’asseoir derrière un bureau, écrire, réécrire et recommencer ce processus jusqu’à atteindre son idéal stylistique.

Le poète apparaît encore davantage comme un artisan lorsqu’il met sa plume au service d’un idéal. Tantôt stylistique, esthétique, politique, ou autre, chaque poète, lorsqu’il écrit, tend à servir son idéal. Même les parnassiens, partisans de l’art pour l’art sans aucun autre message, servent leur idéal d’un art objectif, dépourvu de toute influence extérieure.

Si le poème semble effectivement être le fruit d’un travail qui consume son auteur, ne pouvons-nous pas, malgré tout, envisager la possibilité de l’inspiration dans l’entreprise poétique ? Le rapport du poète à son texte ne suppose-t-il pas aussi une forme de transcendance ? Peut-on, par exemple, écrire le lyrisme et retranscrire le sentiment amoureux sans une quelconque forme d’inspiration ? Ces deux approches du poètes, a priori inconciliables, ne peuvent-elles pas se retrouver ?

Le mythe du poète inspiré perdure depuis l’Antiquité. Déjà à cette époque, l’on considérait que des Muses soufflaient leurs mots aux oreilles des poètes, lesquels seraient alors relégués au simple rôle de « scribe » des divinités. C’est par ailleurs en ce sens que Platon exclue l’idée d’intégrer les poètes à sa cité idéale. Selon lui, comme leur parole est animée d’une « fureur divine », ils ne seraient pas en mesure de produire un discours rationnel. Il disait à leur propos, validant à nouveau la thèse de l’inspiration : « ce n’est pas grâce à un art que les poètes profèrent leurs poèmes, mais grâce à une puissance divine ». Ainsi, en faisant du poète un intermédiaire direct entre les hommes et les dieux, la tradition antique fait de lui un être à part. Et ce statut « à part » du poète a beaucoup inspiré par la suite. Comme le disait Michel Zinc dans son ouvrage Poésie et conversation au Moyen-Âge : « Entendre la voix de Dieu derrière celle du poète, c’est faire du poète un prophète. » Le poète serait alors un « prophète » touché par le « don de la poésie ». Au XVIè siècle, Pierre de Ronsard perçoit dans ce don poétique conféré par les dieux une grande source d’inspiration. Le poète considère alors son talent comme un don, lequel implique une mission divine. Et ces éléments contribuent à alimenter les différences opposant le poète à ses semblables, qui ne peuvent pas le comprendre : le mythe du poète maudit, du marginal incompris, commence à émerger — bien qu’il ne trouve son épanouissement qu’au XIXè siècle. Que l’on se réfère au furor divinus platonicien ou à la Voyance rimbaldienne, la conception du poète selon laquelle celui-ci serait sensible à des choses inaccessibles au commun des mortels semble toujours d’actualité à la vue des propos de Jean-Michel Maulpoix, poète français des XXè et XXIè siècles, dans son ouvrage Du lyrisme : « Dans tous les cas, le rapport de la créature humaine à l’inconnu, ou à l’innomable est en jeu. L’absolu est hors de portée de l’homme, mais il va dans l’inspiration en mimer la transe. L’homme est une créature périssable, mais il affirme dans la mythologie de l’inspiration sa prétention à l’éternité. » Il affirme par ailleurs que la notion d’inspiration, bien qu’elle soit à la fois mythologique et irrationnelle, reste l’un des meilleurs moyens d’appréhender le processus rédactionnel : « même sans la caution et l’insufflation des dieux, le scénario reste à peu de chose près le même, puisqu’il implique toujours une expérience de l’altérité, une ouverture du sujet, voire la reconnaissance de soi à travers l’expérience de l’Autre ». Comme nous pouvons le constater, cette conception du poète inspiré perdure encore bien après la période antique. Et le lyrisme semble d’ailleurs être au cœur de la question de l’inspiration dans la création poétique. En ce sens, le dictionnaire de Pierre Boiste, au XIXè siècle, qui a par ailleurs été le premier à proposer une entrée « lyrisme », définissait ledit terme comme le « caractère du style élevé, des inspirations solennelles ». Nous comprenons alors que le lyrisme s’est historiquement défini par son rapport à l’inspiration, bien qu’il se rapporte également à l’expression du sentiment amoureux et des passions.

La question du lyrisme mais aussi, plus largement, du je poétique et de l’expression des sentiments semble être importante dans le concept d’inspiration. Comme Jean-Michel Maulpoix l’a démontré, l’inspiration ne se contente pas d’être divine et peut se manifester sous diverses formes. Dès lors, si le poète est uniquement un artisan et un mimétique, comment expliquer certains éléments ? Le poète ne s’inspire-t-il pas de ses propres expériences lorsqu’il utilise le je ou témoigne du sentiment amoureux ? En d’autres termes, le je poétique peut-il être exclusivement fictif ? Si La Jeune Parque, de Paul Valéry, semble nous inviter à traiter le je poétique comme un personnage fictif, n’y a-t-il pas d’autres recueils, à l’instar des Contemplations hugoliennes présentées comme les « mémoires d’une âme » dans leur préface, qui nous invitent, bien au contraire, à l’identifier au poète ? Selon Käte Hamburger, outre les rares cas de poésie fictionnelle comme Les Fragments du Narcisse de Valéry,  la poésie lyrique s’inscrit toujours dans une énonciation réelle. Afin d’appuyer son propos, elle évoque l’exemple d’un sonnet des Chimères : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ». Instinctivement, nous rapportons le je de l’énonciation à la figure de Nerval car nous le supposons en train de narrer sa propre expérience. Et l’expérience semble, elle aussi, être un facteur important dans l’inspiration. Nombreux sont les poètes qui, à l’instar de Villon, Hugo, Baudelaire ou encore Apollinaire, ont décidé d’exprimer des sentiments personnels. De la même manière, beaucoup s’inspirent de leurs voyages, ancrés géographiquement dans la réalité. Par exemple, Joachim du Bellay nourrit ses Regrets de son séjour à Rome, Rimbaud narre ses fugues adolescentes dans « Ma Bohème » et Blaise Cendars s’inspire de son expérience russe dans sa Prose du Transsibérien. Or, il semble être difficile, dans les cas susdits, de l’expression du sentiment amoureux à la retranscription géographique, de pouvoir, tel un artisan, tout concevoir sans une forme d’inspiration. Par ailleurs,  l’inspiration semble également omniprésente chez les romantiques, comme en témoigne ce vers d’Alfred de Musset issu de son poème « À mon ami Édouard B. » : « Ah ! frappe-toi le coeur, c’est là qu’est le génie ». La question de l’inspiration surpasse sa conception antique divine. Il semble qu’il s’agisse davantage d’un phénomène inexplicable, probablement inconscient, qui anime le poète et lui donne sa raison d’écrire, sa raison d’être.

Et la question de l’inconscient semble s’inscrire dans cette idée. Comme nous l’évoquions suite aux conclusions de Jean-Michel Maulpoix, si la tradition antique prête à l’inspiration un caractère divin, elle peut, en réalité, se manifester sous diverses formes. Ainsi Rimbaud, à travers son fameux « Je est un autre » affirme que la création poétique échappe à la conscience du poète. C’est d’ailleurs quand elle échappe à la conscience qu’elle devient véritablement poétique et artistique. Le « je », le moi, conscient est conditionné et ne peut être à l’origine d’une création artistique et originale. C’est la part d’inconscient qui permet la création artistique. Toujours selon Rimbaud, l’art poétique échappe donc à la volonté du poète, lequel « assiste à l’éclosion de [sa] pensée ». Cependant, il affirme également qu’après s’être découvert, le poète doit cultiver son don par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Nous retrouvons ainsi une notion de « travail », d’un élément à entretenir et à cultiver. La conception surréaliste de la création poétique, telle qu’elle est théorisée par Breton dans le premier Manifeste du surréalisme en 1924, semble s’inscrire dans la continuité de la pensée de Rimbaud. André Breton cherche à définir le surréalisme au travers des « effets mystérieux  et [des jouissances] particulières qu’il peut engendrer ». Selon lui, l’image poétique jaillit spontanément de l’inconscient sans quelconque préméditation. Nous savons également qu’une grande place est laissée au rôle de l’inconscient dans le mouvement surréaliste.

L’enjeu ne semble pas être de nier toute forme d’inspiration ou d’influence mais, en réalité, de ne pas négliger la part de travail dans la création poétique. L’inspiration personnelle semble évidemment exister et il serait illusoire de prétendre le contraire. En revanche, l’inspiration divine, mystique, venue d’ailleurs, semble être le facteur souvent contesté. La véritable question ne réside pas tant dans le fait de déterminer si le poète est artisan ou inspiré, mais davantage dans le fait de se demander si, comme l’affirmait Paul Éluard dans son Évidence poétique en 1939, « le poète est celui qui inspire plus qu’il n’est inspiré ».

Loin de toute mythologie de l’inspiration qui le rétrograde au rôle d’interprète d’une parole divine, affirmer que le poète est celui qui inspire, c’est avant tout lui restituer les pleins pouvoirs sur la création poétique. Et en tant que seul créateur, il se métamorphose en sa propre muse.  Rimbaud narre, dans « Alchimie du verbe », « l’histoire d’une de [ses] folies ». Le poète s’inspire alors de sa propre existence avant de réaliser quelques digressions fictives. De la même manière, Michel Houellebcq, dans son recueil Poésie, ne reçoit ni influence féminine ni influence divine et joue le rôle de sa propre muse en mêlant la première personne et sa désillusion vis-à-vis du monde actuel. Bien souvent, la poésie n’est que la voix d’un je essayant, non dans difficulté, d’évoluer dans un monde gris et affadi. Il ne s’agit que de la tentative d’évoquer le rapport, fasciné ou dégoûté, du poète au monde. N’y a-t-il pas, dans l’expression même du je, l’aveu que la seule vérité valable est intérieure et personnelle ? L’aveu que la seule muse valable est, en réalité, le poète lui-même. Dès lors, travail et inspiration ne font qu’un, se rejoignent et se mettent au service de l’idéal poétique de l’auteur.

Si « le poète est celui qui inspire plus qu’il n’est inspiré », alors lui conférer la capacité d’inspirer les autres revient à rappeler que la fonction du poème n’est pas exclusivement esthétique. La poésie cherche avant tout à produire un effet sur son lecteur. Mais la question reste encore de savoir comme le poète peut parvenir à influencer un lecteur. Il semblerait que cette inspiration puisse être multiple. Ainsi, l’on peut aisément penser à une inspiration morale, à une forme d’édification. Le lecteur trouverait alors dans les poèmes des éléments qui l’inspirent pour la conduite de sa propre existence. En ce sens, les Fables de la Fontaine illustrent parfaitement cet exemple et dissimulent, derrière de brèves histoires animalières, des critiques de la société du XVIIè siècle et des leçons de sagesse. Mais il serait également possible de parler d’une incitation à l’action. Le poète pourrait ainsi inspirer le lecteur à agir, aussi bien sur un plan politique que sentimental (poésie lyrique et incitation à exprimer ses sentiments, par exemple).  Les Discours des misères de ce temps de Ronsard, les Châtiments d’Hugo, « Liberté, j’écris ton nom » d’Éluard,  tant d’exemples qui semblent accréditer la thèse d’une exhortation à l’action. Le poète délivre une vision du monde, adopte un regard critique vis-à-vis de ses contemporains et n’est pas si déconnecté de la réalité que l’imaginaire collectif le laisse croire. Nous pourrions également aborder une troisième forme d’influence du poète sur le lecteur. Le simple fait, pour le poète, de rechercher la perfection stylistique et de toucher le sublime peut supposer une volonté de faire accéder le lecteur à sa « hauteur intellectuelle » (en supposant que le poète soit effectivement un « esprit supérieur » comme l’évoquait Paul Valéry dans ses cahiers).

Mais peut-être la réelle force du poète ne réside pas tant dans son caractère vales ou artifex mais davantage dans sa capacité à inspirer. Le poète pourrait très bien agir comme une muse pour quiconque l’aurait lu et aurait vu sa vie bouleversée suite à sa découverte. La frontière entre inspiré et inspirant ne serait alors que très mince. Le débat sur l’inspiration ou non du poète ne semblerait qu’un peu plus puéril lorsque l’on prend conscience de la visée de la poésie. Comme l’affirmait Goethe dans les Conversations avec Eckermann : « toute poésie est de circonstance ». Paul Éluard s’est inspiré de cette phrase et l’a précisée en 1952 : « Le monde est si grand, si riche, et la vie offre un spectacle si divers que les sujets de poésie ne feront jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soient toujours des poésies de circonstance, autrement dit il faut que la réalité fournisse l’occasion et la matière (…). Mes poèmes sont tous des poèmes de circonstance. Ils s’inspirent de la réalité, c’est sur elles qu’ils se fondent et reposent. Je n’ai que faire des poèmes qui ne reposent sur rien. »

Finalement, la poésie a toujours suscité de nombreux débats. Ce genre noble aux caractéristiques multiples, tantôt très codifié, tantôt considérablement libre, n’a cessé de passionner. Les nombreux mythes émanant de sa création ont contribué à sa postérité. Si l’inspiration semble effectivement jouer un rôle dans la conception d’un poème, celle-ci n’a rien de divin et semble davantage se rattacher à certaines prédispositions qui doivent, malgré tout, être développées et entretenues. La part de travail, bien moins séduisante, constitue, en réalité, l’élément majeur de la création d’un poème. Mais, in fine, la véritable question semble davantage s’articuler autour de la capacité du poète à inspirer. Et cette inspiration, nous l’avons vu, peut atteindre différentes personnes, auteurs comme lecteurs, et prendre différentes formes, morale, politique ou encore sentimentale.