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Avec Mon maître et mon vainqueur, son quatrième roman, François-Henri Désérable sublime la fragilité de la condition humaine. Retour analytique sur cette œuvre singulière s’inscrivant dans la tradition d’une poétique de l’amour et du désespoir.

« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ?… »[1]Première phrase du Roman de Tristan et Yseult reconstitué par le philologue Joseph Bédier en 1900 à partir de plusieurs sources médiévales. L’incipit de Désérable aurait très certainement pu débuter par la phrase-seuil du Tristan de Bédier. Il s’agit là de l’infaillible marque d’une littérature qui laisse une large place à l’hybris et à l’expression des passions. Façonné dans la douleur d’une rupture amoureuse, Mon maître et mon vainqueur sublime la fragilité de la condition humaine. Néanmoins, loin de toute précipitation dans d’excessives emphases, François-Henri Désérable semble se rapprocher d’un lyrisme critique. Son narrateur s’inscrit d’ailleurs dans cette démarche intellectuelle en prenant une certaine distance vis-à-vis des jaillissements émotifs du personnage principal, son ami. L’intrigue, justement, nous rappelle le stupéfiant Article 353 du Code pénal, de Tanguy Viel. Nous y retrouvons le même juge et un schéma narratif articulé autour d’une structure similaire. L’entretien entre le juge et le narrateur revient sur la romance torturée de Vasco et Tina. Leur relation est consumée par la confrontation entre raison et passion : peut-on seulement s’abandonner à l’amour ardent d’un amant lorsque l’on est mère et fiancée ? Des rendez-vous clandestins aux amours corporels dans des hôtels littéraires, le narrateur retranscrit chaque instant de cette passion au juge d’instruction. D’ailleurs, en adoptant une approche métalittéraire du récit : le juge, c’est le lecteur. Mettre en scène celui qui applique le droit revient, implicitement, à convoquer un lecteur-juré. La théoricienne Dorrit Cohn, en faisant fréquemment intervenir les notions de narrateur fiable ou défaillant, a positionné le lecteur en posture de juge. Dans Mon Maître et mon vainqueur, ce n’est pas tant le narrateur que Vincent qui est jugé. Le lecteur est traversé par le paradigme d’un type de raisonnement moral intrinsèque à sa condition. Dès lors, les nombreuses scènes placées sous le régime de l’illégalité le confrontent à un dilemme : la compréhension ou la condamnation. Le lecteur se laissera-t-il entraîné par le poète maudit qui sommeille en lui ? Il n’est d’ailleurs pas anodin que le juge mis en scène semble lui-même avoir une âme poétique : il corrige son (assistant) sur la métrique et récite des vers de mémoire. Il apparaît indéniablement comme la transposition textuelle de la figure du lecteur. Cette appétence narrative pour l’image du juge n’étonne guère lorsque l’on s’intéresse au parcours académique de François-Henri Désérable, qui a entrepris la rédaction d’une thèse en droit avant de l’abandonner pour se consacrer exclusivement à la littérature. Son intrigue, jalonnée d’états d’âmes et de décisions souvent irréfléchies, ne nous enseigne pas tant l’art de juger que celui de se questionner sur sa propre condition. Le lecteur, conforté et inquiété dans ses croyances et son horizon d’attente, se place dans une posture d’émission de jugements.

Toutefois, restreindre ce roman à une simple lecture juridique et méta-littéraire relèverait d’une profonde malhonnêteté intellectuelle. Mon maître et mon vainqueur, plus que toute analyse dont l’interprétation de la symbolique s’inscrit dans le règne de la subjectivité, est un roman sur la poésie. Il est l’objet littéraire par excellence. Le précédent ouvrage de François-Henri Désérable, Un certain M. Piekielny, s’inscrivait lui aussi dans cette dynamique du littéraire comme objet de littérature. Il semblerait pour l’auteur que seule la littérature triomphe in fine. Et si elle triomphe, c’est dans ce qu’elle a de plus beau : l’excès, la démesure. Sur un ton tantôt désinvolte tantôt sérieux, une véritable réflexion sur le rôle de l’hybris s’opère. La présence de la démesure introduite par la passion amoureuse permet à l’auteur d’incorporer une réflexion sur la quête de sens, l’acte d’écrire et la mort dans un monde où le désespoir plonge toute existence dans le néant. À la manière d’un Woody Allen littéraire, François-Henri Désérable produit une réflexion intellectuelle teintée d’une ironie qui lui est propre. Cet humour incisif contribue d’ailleurs à une prise de recul du lecteur vis-à-vis des événements. De cette distance émane chez ce dernier une interrogation sur les rapports complexes et paradoxaux entre la fiction et sa perception. Il est d’usage, dans la pensée commune, de croire que les amateurs de romans cherchent, par l’acte de lecture, à s’évader d’un quotidien morose et prosaïque. Cette idée répandue dans bon nombre d’esprits rejoint la vision pascalienne du divertissement comme une façon pour l’homme de fuir la conscience de sa propre misère. Mon maître et mon vainqueur s’impose comme le contre-exemple par excellence. La misère de la condition humaine y est explorée sous tous ses aspects. Ce roman sur la passion nous renvoie à la première acception de ce concept : la passion du Christ. Dans les sujets qu’il aborde, le roman de François-Henri Désérable conduit à la souffrance ultime. Il est l’irréfutable preuve que l’on peut encore produire du roman au XXIe siècle. Il nous rend finalement à l’évidence : la littérature élucide le réel.

Notes

1 Première phrase du Roman de Tristan et Yseult reconstitué par le philologue Joseph Bédier en 1900 à partir de plusieurs sources médiévales.