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« La violence révolutionnaire », d’Isabelle Sommier, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2008, 164 p.

 

            C’est en 2008, à l’approche du quarantenaire de l’année 1968, marquée par des luttes estudiantines et ouvrières à travers le monde, qu’Isabelle Sommier publie La violence révolutionnaire. Cette date n’est en rien anodine car 1968 marquera une rupture au sein des groupes contestataires de gauche et de leurs membres, dont certains choisiront le chemin de la radicalité et s’inscriront dans les cycles de violences révolutionnaires qui frapperont le monde dans les années 1970 et 1980.

            Longtemps étudiée sous le prisme de la psychologie et des théories du comportement collectif, la violence politique s’est ensuite pensée par l’intermédiaire de la théorie de la mobilisation des ressources. Bien qu’elle ait eu le mérite de s’émanciper des approches essentialistes et comportementalistes de la violence politique, elle présentait néanmoins l’inconvénient de séparer les mouvements sociaux de la violence politique et révolutionnaire. La démarche d’Isabelle Sommier s’inscrit dans un troisième moment de la pensée de la violence, qui s’affranchit de cette séparation. Au contraire, sa lecture des années 1970 établit un lien inhérent entre les mouvements sociaux, les fortes répressions qu’ils ont subies et l’émergence de la violence révolutionnaire.

            Avant d’étudier la substantifique moelle de son propos, quelques considérations lexicales s’imposent. La question de la terminologie est très importante pour Isabelle Sommier. Nous le remarquons dès la lecture du titre de son ouvrage : la « violence révolutionnaire ». Selon elle, le mot « terrorisme », trop sensationnaliste et peu scientifique, crée davantage de confusions pour l’appréhension et la compréhension de cette période. Il est appliqué à des groupes aux profils radicalement différents et difficilement assimilables compte tenu de la grande variété d’idéologies, de structures organisationnelles et de modes d’actions qui les régissent.  Elle avait déjà théorisé dans un précédent essai[1] le concept de « violence totale », qui se voulait être un substitut au mot « terrorisme ». Elle réinvestit cette notion dans La violence révolutionnaire et entend par là l’expression particulière d’une violence spécifique adaptée aux sociétés contemporaines par « l’exercice d’une violence aveugle à forte résonance spectaculaire frappant la population civile, suivant le principe de disjonction entre victimes (des « non-combattants », des « innocents ») et cible (le pouvoir politique) »[2] (p. 17). Et cette violence totale a un ancrage profondément révolutionnaire dans la mesure où « elle cherche à attaquer le pouvoir d’État suivant une idéologie de changement social radical » (p. 18). C’est dans cette spécificité que réside la constante de tous les mouvements qu’elle étudie dans cet ouvrage :  Fraction Armée Rouge en Allemagne, Action directe en France, Brigades rouges en Italie, Weather Underground Organization aux États-Unis et Armée rouge japonaise. Nous pourrions toutefois regretter qu’Isabelle Sommier ne se penche pas davantage sur la dimension sémantique et les enjeux idéologiques qui accompagnent l’attribution de l’adage « terroriste » aux personnes engagées dans la lutte armée ou la violence révolutionnaire. Si nous prenons l’exemple de la violence armée en Italie, sujet de notre réflexion de mémoire de master, ce terme a notamment été utilisé pour occulter toute dimension politique et discréditer les militants armés en déplaçant le cadre de la condamnation du point de vue politique vers le point de vue moral. Il a fait l’objet de réinvestissements sémantiques et de redéfinitions permanentes et a été utilisé pour définir tous les militants des organisations armés, même ceux n’ayant pas commis de crimes de sang, ainsi que des philosophes et des universitaires n’ayant jamais pris les armes. Pris dans le piège du terme « terroriste », le militant armé incarne alors dans la société italienne la figure d’un danger permanent qui ne peut être qu’être enfermé.[3] Toujours d’un point de vue lexical, il conviendrait enfin d’interroger le concept de « violence révolutionnaire » dans la mesure où cette idée jouit d’une connotation plutôt positive dans l’historiographie occidentale, sans doute en raison de l’importance du mot « révolution » dans nos sociétés. Il n’en reste pas moins que l’expression développée par Isabelle Sommier reste, d’un point de vue académique, plus convaincante que les autres tentatives de précision de la violence de ces années et notamment, comme le prônait Donatella Della Porta, la précision de la nature du « terrorisme » (rouge/noir ; d’extrême-gauche/d’extrême-droite).

            Avec La violence révolutionnaire, l’apport majeur d’Isabelle Sommier réside dans l’appréhension des mécanismes de légitimation de la violence et la redéfinition de la généalogie établie entre les mouvements contestataires de la fin des années 1960 et les dynamiques de violences révolutionnaires des années 1970 et 1980. En examinant de manière globale le cycle protestataire de 1968, elle constate qu’une partie de la jeunesse occidentale était portée par le sentiment de vivre une période révolutionnaire et a réactivé l’espérance d’un changement politique radical. Le tout s’accompagne d’un contexte international placé sous les auspices de la révolution : révolution culturelle en Chine, la lutte du Vietnam contre les États-Unis, le symbole cubain, etc. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’un des périodiques de Lotta Continua, principale figure de l’opéraïsme et de la gauche extraparlementaire en Italie, affirmait en juillet 1970 que « la tendance générale est à la révolution ». Cette observation est en outre partagée par Sergio Segio, l’un des chefs de file de Prima Linea, dans son témoignage Miccia corta. Una storia di Prima linea. C’est durant cette « période révolutionnaire » générale et globale que l’on observe un processus de radicalisation.

            Dans son étude du phénomène de radicalisation, Isabelle Sommier se distingue des analyses qui expliquaient uniquement la violence révolutionnaire comme une réaction à la répression. Elle redéfinit effectivement la généalogie faite entre la répression des mouvements et la radicalisation de certains groupes. Au contraire, elle émet même l’hypothèse que la radicalisation concerne avant tout les personnes qui n’ont pas connu les phases initiales des mouvements protestataires. Elle corrobore sa conjecture avec une observation : celle de l’intensification de la violence chez les militants issus des deuxièmes et troisièmes générations. Nous pourrions toutefois rétorquer que le lien entre répression et radicalisation n’est pas dépourvu de pertinence. Ainsi pouvons-nous penser à la mort de Benno Ohnesorg en Allemagne en 1967, abattu par la police durant une manifestation, à la bataille de Valle Giulia en Italie à la suite de la strage de Piazza Fontana de 196, aux centaines d’arrestations et les dix mille blessés du côté des militants japonais, ou encore à la répression illégale contre les militants noirs américains. De manière plus générale, tous les mouvements contestataires sont marqués par d’importantes violences policières, des lois contre les manifestants, voire, dans certains cas, des arrestations préventives (en Italie notamment, suite à la promulgation des « lois d’urgence »). En outre, de nombreux militants ont évoqué un lien direct entre leur participation aux mouvements contestataires de la fin des années 1960 et leur choix de se tourner vers la violence révolutionnaire comme mode d’action politique. Nous pouvons dans cette perspective évoquer les Brigades Rouges, dont les membres fondateurs, Renato Curcio, Margherita Cagol et Alberto Franceschini, ont fait partie des mouvements étudiants et se sont ensuite illustrés (d’une manière moins concluante) avec les ouvriers, avant de prendre la voie de la clandestinité et de la propagande armée. Isabelle Sommier soulève toutefois un point particulièrement important en constatant une violence exacerbée chez les nouvelles générations de militants. Pour poursuivre avec l’exemple des Brigades Rouges, c’est effectivement à la suite de l’arrestation des fondateurs et l’avènement de la deuxième génération, dirigée par Mario Moretti, que les actions se sont révélées plus violentes et meurtrières. Le souvenir de l’enlèvement, de la séquestration puis de l’assassinat d’Aldo Moro, président de la Démocratie Chrétienne, demeure aujourd’hui encore très vif dans la mémoire italienne.

            En réalité, Isabelle Sommier n’occulte pas entièrement le rôle de la répression étatique dans le processus de radicalisation des groupes subversifs mais l’inclut dans un processus à quatre facteurs : la répression étatique, la concurrence entre les différents groupes subversifs de gauche leurs influences réciproques, l’isolement social et enfin les logiques de clandestinité. Elle réactualise brièvement l’analyse de Charles Tilly selon laquelle la radicalisation atteint son paroxysme lorsque la répression est modérée : s’il n’y a aucune répression, les groupes n’ont pas d’autorité face à laquelle se radicaliser, et si la répression est trop importante, les groupes n’ont plus les moyens d’agir — soit par peur, soit parce qu’ils sont incarcérés. À première vue, cela semble se confirmer. En Italie, lorsque la répression s’est intensifiée avec les lois d’urgence et des cellules spéciales au sein de la magistrature, la lutte armée a commencé à décroître.  Il en va de même pour les autres groupes armés, qui n’ont pas résisté longtemps face aux nombreuses arrestations de leurs membres, aux collaborateurs de justice et aux lois répressives, qui ont conduit à la fin du cycle armé.

            Un autre facteur important est celui de la concurrence entre les différents groupes subversifs de gauche et leurs influences réciproques. Dans la mesure où plusieurs groupes, aux idéologies similaires ou différentes, s’invitent dans le champ révolutionnaire de gauche, la possibilité pour chacun de se distinguer des autres tient à une radicalisation supérieure et participe ainsi à un phénomène d’escalade de la violence. Ainsi pouvons-nous penser aux tournants militaristes de Poetere Operaio ou de Lotta Continua de 1972 favorisés par un contexte national : de profusion des groupes subversifs mais également par l’engagement intense observable en France au sein de la Gauche prolétarienne oui de la Jeunesse communiste révolutionnaire à la fin des années 1960. Il eût été intéressant d’insister davantage sur la concurrence entre brigadistes et autonomistes dans l’Italie de l’époque, dont les conceptions radicalement différentes du militantisme armé ont conduit à de nombreuses scissions et, des décennies plus tard, à des batailles mémorielles. Le Japon fut lui aussi touché par une compétition accrue entre les groupes de gauche. Ces luttes intestines auxquelles ils se livrent est appelée uchigeba (uchi voulant dire « interne » et geba, « violence ». Mais davantage encore que ces concurrences intestines, qui s’opèrent en majeure partie à échelle nationale, ce sont les influences qui semblent dominer : solidarité transnationale suite à la tentative de l’assassinat de l’étudiant allemand Rudi Dutschke en 1968 ; stimulation du mouvement étudiant américain, majoritairement blanc, par le mouvement des droits civiques, etc.

            La répression, la concurrence intestine et la radicalisation des groupes subversifs les conduisent nécessairement à un isolement social, qui les affaiblit considérablement. Mais cet isolement est aussi la conséquence de changements de dynamiques politiques. L’exemple français est à ce titre pertinent. La signature du Programme commun de gouvernement en 1972 convainc un grand nombre de militants de choisir la voie réformiste et nombreux sont ceux qui se tournent vers le PCF notamment. Par ailleurs, les groupes armés sont de plus en plus déconnectés de la réalité ouvrière et perdent peu à peu contact avec ces milieux. En se concentrant principalement sur les dynamiques de groupe et le contexte historico-politique, Isabelle Sommier occulte toutefois la dimension juridique et le rôle de la magistrature dans l’isolement des groupes armés et leur marginalisation et, plus largement, dans la lutte contre la lutte armée et la violence révolutionnaire.[4]

            Cet aspect nous conduit justement à évoquer les logiques de clandestinité. Le modèle le plus aboutit est celui des Brigades rouges, très militariste, organisé et centralisé : une direction stratégique, des colonnes (les villes) et des fronts (les usines et lieux des actions). Les militants sont pour la plupart totalement clandestins ont quitté la vie civile. Toutes les organisations ne sont pas régies par un tel modèle. À titre comparatif, les militants de Prima Linea n’abandonnent pas leur travail ni leur activité militante non-armée. Il en va de même pour le B2J en Allemagne, contrairement aux militants de la RAF qui se rapprochent davantage du modèle de clandestinité totale, sans pour autant être aussi structurée que les BR. Le modèle américain de la WUO est de son côté très communautaire : des groupes de douze personnes partageant leur vie ensemble. Quant à l’AJR, au Japon, elle est extrêmement organisée : un comité logistique, un comité militaire et un comité scientifique. La recension de ces spécificités nous permet d’aborder deux éléments importants. Le premier illustre la grande diversité organisationnelle existant au sein d’une même stratégie de clandestinité. Le second dévoile comment la logique clandestine isole les groupes armés de la réalité de ceux qu’ils entendent défendre par leurs actions : les ouvriers. Isabelle Sommier réinvestit par ailleurs les thèses Mancur Olson et évoque un lien entre la taille réduite des groupes, la clandestinité et leur radicalité. Il y a dès lors une causalité établie entre la clandestinité et la radicalité, la première entraînant la seconde. Nous pourrions discuter cet aspect dans la mesure où il existe également de nombreux cas où, bien au contraire, la radicalité a conduit les militants armés à la clandestinité. Ainsi serait-il sans doute plus juste d’évoquer une interrelation ou corrélation plutôt que d’établir une causalité directe d’un phénomène sur l’autre. Au regard de la dimension multifactorielle de la violence révolutionnaire et de la multitude de groupes armé — ce que rappelle par ailleurs très bien Isabelle Sommier dans son ouvrage —, il est difficile de penser le rapport entre clandestinité et radicalisation de manière causale et unilatérale.

            Cette multitude de groupes armés et d’idéologies laisse place à différentes « stratégies violentes » (p. 95). Dans la continuité des travaux de Ted Gurr, Isabelle Sommier met en avant le rôle de la conceptualisation puis de la diffusion de légitimations et de justifications « normatives et instrumentales » (p. 95) dans le glissement d’une violence sociale vers une violence politique. Selon elle, en observant l’Italie, l’Allemagne et le Japon, il y a un lien indéniable entre le développement de la lutte armée et la construction étatique tardive, marquée de surcroît par l’expérience fasciste. Le contexte politique semble donc favoriser l’apparition de groupes subversifs armés. En outre, Isabelle Sommier constate que le recours à une stratégie plutôt qu’à une autre ne s’inscrit pas tant dans une dimension idéologique mais relève davantage de considérations pratiques et matérielles. Cette décorrélation apparente du fait idéologique dans le choix stratégique de la méthode de violence révolutionnaire n’est toutefois pas étonnant. La sociologue souligne un certain nombre de confusions théoriques propres aux groupes armés, dont les idéologies « brassent de façon plus ou moins structurée, maîtrisée et cohérente, une certaine vulgate de l’époque faite de maoïsme, guevarisme, tiers-mondisme, qui se greffe le cas échéant sur des traditions révolutionnaires ancrées dans certains pays comme le trotskisme et l’anarchisme. » (p. 95). Les lacunes théoriques et conceptuelles des organisations armées vis-à-vis des idéologies qu’elles revendiquent incarner auraient mérité d’être davantage exploitées, au même titre que les dichotomies et contradictions de certaines de leurs actions. Un exemple pertinent est la contradiction des Brigades rouges qui, lors de la captivité d’Aldo Moro, ont adopté la forme du procès et utilisé de nombreux termes juridiques, tout en dénonçant le système pénal et juridique italien comme bourgeois et inéquitable. De même, Prima Linea a critiqué l’assassinat d’Aldo Moro et la méthode de l’assassinat politique au nom de leur idéologie, mais a commencé à commettre des assassinats deux mois plus tard. Par ailleurs, il eût été pertinent d’évoquer chez certains militants des cas d’expression de la violence par le politique, aux antipodes de l’expression politique par la violence, et donc d’une instrumentalisation du marxisme à des fins davantage violentes que politiques, comme le rappelle Alessandro Stella, professeur à l’EHESSS et ancien militant de Potere operaio et d’ Autonomia operaia : « l’appel aux armes fait accourir des gens qui ne sont pas animés par de bonnes intentions mais fascinés par la violence, le pouvoir que les armes donnent sur autrui. »[5] C’est une dimension qui, certes, ne représente pas une majorité de cas mais qui mérite une attention particulière lorsque l’on étudie le cadre et les dynamiques de la violence révolutionnaire et qui encore trop occultée. Sans doute cette dimension a-t-elle aussi été à l’origine de disfonctionnements au sein des groupes révolutionnaires eux-mêmes.

            Finalement, avec La violence révolutionnaire, Isabelle Sommier a apporté une contribution significative à l’étude de la violence politique. Elle distingue plusieurs facteurs menant à la radicalisation des militants : répression étatique, concurrence entre groupes subversifs, isolement social et logiques de clandestinité. Son analyse, qui réévalue le rôle de la répression et explore les différents modèles organisationnels des groupes armés, offre une vision nuancée de la complexité et des contradictions inhérentes à ces mouvements, loin de toute essentialisation et de tout sensationnalisme. Son ouvrage demeure un travail précieux pour comprendre les dynamiques de la violence révolutionnaire et les mécanismes de légitimation de cette violence dans un contexte historique et politique spécifique.

[1]  Isabelle Sommier, Le terrorisme (Paris : Flammarion, 2000).

[2]  Isabelle Sommier, La violence révolutionnaire (Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2008), 17.

[3]  Federica Rossi, « La « lutte armée » entre justice, politique et histoire : Usages et traitements des « années de plomb » dans l’Italie contemporaine (1968-2010) » (Thèse de science politique, Université de Nanterre – Paris X, 2011).

[4]  Federica Rossi, « La « lutte armée » entre justice, politique et histoire : Usages et traitements des « années de plomb » dans l’Italie contemporaine (1968-2010) » (Thèse de science politique, Université de Nanterre – Paris X, 2011).

[5] Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb : Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980) (Marseille : Agone, coll. « Mémoires sociales », 2016), 87.