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         En 1954, Hannah Arendt consacre un article de La crise de la culture à la notion d’autorité. Elle surprend dès les premières lignes de sa réflexion en affirmant que « l’autorité a disparu du monde moderne[1] » et qu’elle ne peut, dès lors, qu’être conjuguée au passé. La véritable question ne résiderait donc pas dans le fait e savoir ce qu’est l’autorité mais, au contraire, ce qu’elle fut. De cette affirmation d’Ardent découlent trois constats. D’abord, que l’autorité a bel et bien existé dans le passé et que ce concept n’est en rien chimérique ou illusoire. Ensuite, le constat de la perte ou de la disparition de l’autorité. Enfin, l’idée de la crise moderne de l’autorité, découlant directement de cette disparition. Nous plongeons dans la réflexion d’Arendt avec l’idée d’une autorité irrémédiablement perdue. Il devient ainsi d’autant plus étonnant de constater que, malgré sa disparition, l’autorité est pourtant au cœur de nombreux débats contemporains et occupe une place particulière dans un grand nombre de discours politiques. En réalité, explique Arendt, cela s’expliquerait par la tendance du monde contemporain à faire usage de concepts politiques vidés de leur sens et déconnectés des expériences politiques qui les ont faits naître. Après avoir compris ce que fut l’autorité et appréhendé les origines de sa crise, nous étudierons les tentatives de sa réhabilitation, avant de nous demander enfin si sa disparition ne pourrait pas incarner un renouveau et la possibilité pour les hommes de définir eux-mêmes les bases de leur communauté et de leur coexistence.

 

         En tant que concept disparu, l’autorité semble difficilement appréhendable pour nos sociétés modernes. Nous ne savons plus ce qu’elle est ou, pour reprendre l’idée d’Arendt, ce qu’elle fut. C’est la raison pour laquelle elle fait l’objet de nombreuses confusions sémantiques. Il est d’usage de la confondre avec le pouvoir, alors même que les mots auctoritas et protestas sont pourtant bien distincts en latin, l’un appartenant au Sénat et l’autre au peuple. L’autorité n’est pas non plus synonyme de violence ou de force, pas plus qu’elle ne saurait être assimilée à la persuasion ou aux tentatives de négociation. Si ce concept semble nébuleux, il ne nous est toutefois pas impossible de la définir. Ainsi pour Arendt l’autorité n’est nullement liée à l’exercice direct du pouvoir. Au contraire, l’autorité est le surcroît d’un supplément du pouvoir, un concept qui légitime l’ordre politique en le référant à un principe extrapolitique et transcendant. Une brève attention à l’étymologie d’autorité précédemment mentionnée nous conforte dans cette idée. Auctoritas renvoie à l’idée d’augmenter (augere) l’efficacité d’un acte ou d’une loi et, par extension arendtienne, à la capacité d’augmenter la fondation. Comprenons donc l’autorité comme un concept transcendant qui fonde la légitimité politique à gouverner. Elle n’est par ailleurs nullement incompatible avec la liberté dans la mesure où elle produit une « obéissance volontaire[2] ». Dans l’esprit d’Arendt, c’est avant tout durant l’ère romaine que le concept d’autorité prend toute sa mesure et toute sa portée. Ce dernier est indissociable du principe de fondation, soit l’idée que toute communauté politique durable nécessite un acte fondateur qui établit ses bases légitimes. L’autorité prend « ses racines dans le passé[3] » et relie « tout acte au début sacré de l’histoire romaine[4] ». Pour autant, il ne s’agit pas d’une mémoire de ce passé à laquelle on se référerait passivement. L’autorité est au contraire active. Elle augmente sa fondation. Nous ne devons pas comprendre le phénomène d’augmentation dans une acception spatiale ou matérielle mais davantage comme une augmentation de l’esprit ou des principes justificateurs. Arendt explique par ailleurs que la véritable fondation est une fondation du temps présent. Il y aurait d’une certaine manière, plus qu’une relation causale de l’une sur l’autre, une véritable interdépendance : autorité et fondation s’augmentent mutuellement. C’est une fois ce phénomène assimilé que nous pouvons comprendre l’origine de la crise de l’autorité dans les sociétés modernes : elle naît de l’ébranlement des principes de fondation et de tradition.

         Pour Arendt, la notion d’autorité à la fois comme concept philosophique et comme expérience politique s’estompe après l’Empire romain. Elle insiste sur trois moments particuliers de confusion ou de mésinterprétation de l’autorité, qui ont conduit à sa crise. La première émane du christianisme, qui commet une confusion entre la notion d’autorité, romaine, et l’idée platonicienne des lois transcendantes. Dans la continuité, en instillant la peur de l’Enfer, elle introduit une dimension coercitive qui affaiblit par-là même l’autorité. Un deuxième moment s’incarne ensuite dans la figure absolutiste des rois née au XVIIe siècle, à l’époque de la sécularisation du politique. Si la dimension religieuse et cléricale a été évincée, la structure de l’autorité est restée quant à elle identique. Le roi s’est substitué à Dieu, incarnant à la fois le principe d’autorité et celui de pouvoir. De facto, le pouvoir devenant son propre principe légitimateur, il rompt ainsi avec les concepts de fondation et de tradition. En d’autres termes, l’affaiblissement de l’emprise du religieux ne s’accompagne d’un regain de la conception romaine de l’autorité, contribuant à étendre sa crise précédemment initiée. Enfin, Hannah Arendt nous invite à ne pas considérer uniquement la crise de l’autorité d’un point de vue politique mais également à prendre conscience de sa dimension pré-politique, investissant les domaines de la famille, de l’éducation et aussi du rapport parent-enfant et maître-élève. À l’instar du champ politique, ses sphères ont elles aussi perdu le concept d’autorité. À titre d’exemple, dans la perspective arendtienne, quand un parent est amené à négocier avec son enfant, il a déjà perdu toute autorité. Ainsi la crise de l’autorité touche-t-elle l’intégralité des strates du monde moderne. La perte de la tradition et de la fondation et, plus largement, d’un principe transcendent légitimant l’exercice du pouvoir, a conduit à cette crise de l’autorité, qui pour Arendt peut avoir des conséquences tragiques. Avec la crise de l’autorité, l’« obéissance volontaire[5] » disparaît, laissant dès lors place à une obéissance obtenue principalement par la contrainte. C’est cet espace qui a permis l’émergence des tyrannies et des totalitarismes. Nous dégageons ici l’une des l’une des substantifiques moelle de la réflexion d’Hannah Arendt. En perdant tout rapport à la fondation et en s’émancipant de tout principe extrapolitique transcendent légitimant l’exercice du pouvoir, le monde moderne a aussi perdu les outils de régulation sociale et politique qui en émanaient. Le monde moderne sécularisé s’est émancipé de tout principe transcendant et garant : « Le fait est que la conséquence la plus importante de la sécularisation de l’époque moderne est peut-être bien l’élimination de la vie publique, avec la religion, du seul élément politique de la religion traditionnelle, la peur de l’enfer[6] ». Aurions-nous assisté à l’émergence d’enfers terrestres (les totalitarismes) si la peur de l’enfer céleste avait perduré ? Dans la perspective d’Hannah Arendt, fin de l’autorité est dangereuse en tant qu’elle peut conduire au totalitarisme. Bien qu’elle établisse un lien potentiel, la philosophe ne dresse toutefois pas de causalité mécanique et systématique entre les deux — contrairement à Éric Vogelin notamment, qui inscrivait par ailleurs sa réflexion sur l’autorité et le totalitarisme dans une dimension presque eschatologique, que réfutait Arendt. Dans la mesure où la crise de l’autorité est actée et datée, nous pouvons alors nous interroger sur la possibilité de fonder une nouvelle autorité.

         C’est principalement durant les périodes révolutionnaires que la question de la refondation d’une autorité devient primordiale. Elle est d’autant plus importante qu’il s’agit, dans la plupart des cas, de sociétés autofondées : elles cherchent à se bâtir par leurs propres moyens, sans l’aide d’une tradition ou de principes établis dans un passé lointain. Mais la légitimité même à gouverner ne naît que d’un principe transcendant et extrapolitique légitimateur. Ainsi les sociétés révolutionnaires cherchent-elles aussi ce principe, en trouvant en elles-mêmes les ressources de leur propre fondation et légitimation. Nous distinguons ici la volonté sinon de fonder une nouvelle autorité, au moins de partir à la recherche d’une autorité perdue. En ce sens, nous pouvons évidemment penser au culte Jacobin de « l’Être suprême », qui s’inscrit indéniablement dans la quête d’un absolu transcendant légitimant la loi et l’exercice du pouvoir. Mais à nouveau, malgré l’idée métaphorique d’une entité transcendante, le pouvoir et sa légitimation étaient en réalité incarnés dans une même figure. Par ailleurs, explique Arendt, la Révolution Française[7] aurait abandonné ses principes émancipateurs initiaux au profit de la question sociale et de la lutte contre la misère. Dès lors, l’urgence et la nécessité de leur résolution aurait légitimé et justifié le recours à la violence et les entraves à la démocratie (la Terreur). Pour la philosophe, l’échec de la Révolution Française s’explique par l’absence d’une véritable autorité. Cela s’inscrit dans l’idée des « trésors perdus de la révolution », qu’elle théorisera neuf ans plus tard dans son Essai sur la révolution. Ces « trésors » incarnent les espoirs, les aspirations et les principes démocratiques véritables que les révolutions cherchaient à concrétiser, mais qui furent souvent sacrifiés au nom de la stabilité, du bien commun ou du contrôle. Dans cette perspective, il semble difficile de rétablir toute forme d’autorité dans la mesure où nous ignorons d’une part ce qu’elle fut et que d’autre part les diverses tentatives de sa réinstauration ne furent pas concluantes. Il demeure toutefois un moment politico-historique qui semble démentir cela : la Révolution américaine conduisant, en 1787, à l’avènement de la Constitution. Pour Arendt, cette Constitution a conduit à un événement politique majeur : elle a éliminé la souveraineté au sein du corps politique de la république, comprenant par-là même le risque que souveraineté et tyrannie puissent se confondre[8]. La philosophe trouve dans l’organisation institutionnelle américaine un équilibre des pouvoirs qui lui semble remarquable, assez semblable à la distinction romaine opérée entre potestas et auctoritas au sein du fonctionnement des institutions. Il y a une institution qui exerce précisément l’autorité et non le pouvoir : la Cour Suprême. Elle incarne indéniablement cette idée d’une autorité transcendante qui affirme des principes, garantit leur respect et peut, sans jouir du pouvoir exécutif, faire respecter un ordre juridique et politique. La Cour Suprême incarne une autorité qui prend source dans la fondation américaine : la Constitution, qui découle elle-même de la guerre d’indépendance. Dans la perspective d’Arendt, les États-Unis incarnent la possibilité de retrouver une figure positive de l’autorité dans la pratique politique moderne. Nous pourrions toutefois rétorquer à l’analyse arendtienne que l’institutionnalisation de la révolution américaine, incarnée par la mise en place de structures étatiques durables, a rompu avec l’esprit révolutionnaire en rompant avec l’idéal fondateur de liberté et s’organisant en pouvoir constitué. En s’émancipant de l’esprit révolutionnaire, fondation de l’exercice du pouvoir étasunien en tant qu’il légitime la Constitution, le principe d’autorité se corrompt. La relégation de la politique à la vita activa intensifie ce processus. Dans cette perspective, une question demeure encore : faut-il véritablement s’engager dans la recherche de l’autorité perdue ?

         À la lumière de la réflexion d’Arendt, la tradition et l’autorité semblent irrémédiablement perdues. Cette perte a de fortes implications dans la mesure où elle n’entraine pas nécessairement le progrès de la liberté, bien au contraire. Dès lors, nous faut-il adopter une posture pessimiste et regretter la disparition de l’autorité et de fait de la tradition ou, au contraire, s’en réjouir en tant qu’elle représente la possibilité pour les hommes de construire un monde nouveau ? Il y a dans la perte de l’autorité une ambivalence que résume parfaitement une phrase Friedrich Hölderlin : « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve[9]. » En effet, cette perte de la tradition et de l’autorité est source de grande inquiétude et de danger mais elle incarne également pour Arendt la possibilité d’un espoir et d’un renouveau. Là où il y a une fin se dessine la possibilité d’un commencement. Cette ambivalence, ponctuée d’une note d’espoir, est perceptible dans la réflexion de la philosophe :

la perte de la permanence et de la solidité du monde — qui, politiquement, est identique à la perte de l’autorité — n’entraîne pas, du moins pas nécessairement, la perte de la capacité humaine de construire, préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après nous[10].

Nous comprenons ainsi que la perte de l’autorité n’est pas nécessairement la cause d’une catastrophe, pas plus qu’elle ne serait le signe avant-coureur du totalitarisme. Comme nous l’expliquions précédemment, Arendt n’établit pas de causalité mécanique et systématique entre la crise de l’autorité et l’émergence de régimes totalitaires. Au contraire, en relevant la capacité de l’humanité de « construire » et « préserver », elle ouvre la porte à la redéfinition des bases de la communauté politique pour créer un monde « vivable ». Nous pourrions ainsi percevoir la perte de l’autorité comme le point de départ d’une réflexion générale portée sur la création de nouvelles structures de légitimité. C’est la possibilité d’entrer et d’exploiter cette « brèche entre elle passé et le futur[11] » (le titre original de l’ouvrage, Between Past and Future, est à ce titre révélateur) et se penser en tant que société politique. Nous pouvons utiliser cette crise et cette disparition de l’autorité pour tenter d’en dépasser le concept lui-même. Elle permettrait d’assumer notre rôle dans le monde tel qu’il est. Un monde sans dieu ni métaphysique, un monde sans autorité transcendante. Un monde qui n’est ni le monde platonicien, ni celui de l’Empire romain, ni celui des chrétiens. Ce monde est le monde depuis lequel Hannah Arendt écrit : le monde post-totalitaire. Sans l’autorité traditionnelle, les hommes sont placés devant la responsabilité de définir eux-mêmes les bases de leur communauté et de leur coexistence.

[1] ARENDT Hannah, La crise de la culture, Paris, Éditions Folio/Gallimard, 1972 (1ère édition en anglais : 1954), chapitre « Qu’est-ce que l’autorité ? », p. 1.

[2] Ibid., p. 147.

[3] Ibid., p. 161.

[4] Ibid, p. 162.

[5]  Ibid., p. 147.

[6]  Ibid., p. 174-175.

[7]  Bien qu’elle mentionne explicitement la « Révolution Française » dans ses travaux, son analyse est en réalité concentrée sur le jacobinisme et la Terreur, occultant tout un aspect de la période révolutionnaire française.

[8]  ARENDT Hannah, Essai sur la révolution, Éditions Gallimard, coll. Les Essais, 1967 (1ère édition en anglais : 1963), p. 124.

[9]  Œuvres, trad. Philippe Jaccottet, éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1967.

[10]  ARENDT Hannah, La crise de la culture, Paris, Éditions Gallimard, coll. Folio, 1972 (1ère édition en anglais : 1954), chapitre « Qu’est-ce que l’autorité ? », p. 126.

[11]  Ibid., p. 25.