Avec « Une seconde d’éternité », une exposition placée sous les auspices de la cohabitation dichotomique de l’été et l’hiver et la quête inespérée du présent et de l’infini, Emma Lavigne, directrice de la collection Pinault, réunit des œuvres éclectiques et tente de les faire dialoguer. Elle s’approprie les mots de Baudelaire en cherchant « dans une seconde l’infini de la jouissance ».
L’exposition prend sa source dans la pensée de Felix González-Torres et de ses “Untitled” (Perfect Lovers ; et Go-Go Dancing Platform) de 1991. Expression du temps qui passe et des pulsions de la vie amoureuse au rythme de la trotteuse (Perfect Lovers met en scène deux horloges) mais aussi de la vie tout court (Go-Go Dancing Platform évoque, à travers une performance artistique de cinq minutes chaque jour à des horaires aléatoires, la fureur de vivre et la disparition des corps peu à peu anéantis par le SIDA), elles se lient à la substantifique moelle d’une « seconde d’éternité ».
Il est ensuite question, à travers les œuvres de nombreux artistes (Larry Bell, Rudolf Stingel, Liz Deschenes, Nina Canel…), des ombres et des reflets, tant d’éléments qui peuvent s’interpréter par la représentation du corps dans le temps, à un instant t, incapable de figer une identité par nature changeant et fractionnée. La mise en scène de nombreuses oeuvres jouant sur ces ombres et reflets pose la question du temps de la façon la plus brute et réelle : celui de l’instant, de l’éphémère, de la fragmentation.
La question de l’identité, justement, est elle aussi particulièrement présente dans cette exposition. Exister dans le temps, c’est avant tout exister à travers soi. Temps et identité semblent alors consubstantiels. Les identités sont ici traitées sous le prime politique : la précarité des identités minoritaires chez Felix Gonzalez-Torres, l’identité afro-américaine chez Carrie Mae Weems, la question du corps des migrants chez Miriam Cahn…
Se poser la question du temps, c’est aussi faire face à son incertitude, ses fluctuations, ses déflagrations. Les œuvres présentées dans « Une seconde d’éternité » s’inscrivent dans ce champ en proposant des imaginaire chimériques, hors du temps, et parfois même spectraux, voire relevant de l’absence. En témoignent les « Quasi objects » de Philippe Parreno ou encore Timothy Morton qui pense la possibilité d’un « monde sans nous ».
En résonance à l’exposition de ces nombeuses œuvres de la collection Pinault, la Bourse de Commerce propose également des nouvelles productions, à l’instar de la carte blanche laissée à l’artiste Philippe Parreno qui met en relation temps et saisons : la jouissance d’un été présent, les préoccupations et l’incertitude d’un hiver futur ; ou encore de l’installation sonore continue d’Arca, qui recrée « Echo (Danny in the Street) », un projet où le logiciel Bronze transforme la musique en matière vivante.
Si l’exposition semble explorer avec beaucoup d’attention et de lucidité la question de l’identité à travers le temps, nous pourrions toutefois regretter que celle de la métaphysique soit mise de côté (en considérant dans ce cas précis la métaphysique comme la recherche rationnelle de la connaissance de l’être plutôt que comme la connaissance de ce que les choses sont en elles-mêmes, par opposition aux apparences qu’elles présentent). Nous en percevons pourtant des esquisses, notamment à travers les motifs des ombres et des reflets (qui nous rapprochent des questions relatives à l’immatériel et l’invisible). Si d’aucuns considèrent que toute ambition de fonder et étudier une métaphysique est chimérique, ne pourrions-nous considérer l’omniprésence de motifs et représentation chimériques dans cette exposition comme tentative inavouées de faire sens de ce qui nous échappe, de ce qui ne tombe pas sous le sens ?
Focus sur « ÉCHO2 », de Philippe Parreno
Le projet « Écho2 », œuvre d’art totale, est intéressant à bien des égards. D’une part, d’un point de vue matériel, sa réalisation impressionne : projection LED sur un écran géant du personnage d’Annlee, que l’artiste avait déjà présenté dans sa vidéo « Anywhere Out of The World » (2000). D’autre part, son sujet nous questionne : dans la vidéo originelle, Annlee prend conscience de son caractère fictionnel et de l’histoire de sa création pour chercher à s’affranchir. Cet aspect méta-artistique nous renvoie en un sens à la condition humaine et à la question existentialiste : peut-on s’affranchir de sa condition ? Personnage récurrent de l’art de Philippe Parreno, Annlee est revenu à plusieurs reprises. En 2011, elle réalisait son affranchissement en voyant plusieurs actrices venir l’incarner dans l’espace — brouillant ainsi la frontière entre fiction et réalité. Dans Écho2, en voyant une image artificielle pendre vie dans la Bourse de Commerce, nous sommes invités à nous poser la question du futur, de l’émergence de la technologie et de l’intelligence artificielle dans notre quotidien. Plus qu’un simple projection, Philippe Parreno nous propose une véritable immersion dans un écosystème nouveau et nous confronte à un archipel de situations. Avec des dispositifs audios mais aussi des ventilateurs, notre expérience sensorielle est décuplée et Annlee semblerait presque se matérialiser physiquement, prendre vie.
Photo en couverture :
Philippe-Parreno, « Quasi Objects: My Room is a Fish Bowl », AC/DC Snakes, Happy Ending, Il Tempo del Postino, Opalescent acrylic glass podium, Disklavier Piano, 2014-2022.