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L’autofiction exacerbe la capacité du roman à rendre compte de la confrontation de l’individu au monde, un rapport conflictuel qui gangrène les Hommes depuis toujours. Bref retour sur son histoire et son importance dans le paysage littéraire contemporain.

Et c’est ainsi que le il laissa place au je. L’égocentrisme — en son sens étymologique d’ego (moi) et de centrum (centre)—  s’est peu à peu emparé de la littérature. Loin d’être admise de tous, l’autofiction exacerbe pourtant la capacité du roman à rendre compte de la confrontation de l’individu au monde, un rapport conflictuel qui gangrène les Hommes depuis toujours.

Une solide tradition héritée d’un rapport voyeuriste du lecteur à l’auteur fait de la connaissance de la biographie d’un écrivain un préalable indispensable à l’étude de son oeuvre. De cette pratique, revendiquée autrefois par Sainte-Beuve et de nos jours perpétuée par les sbires de Twitter (dont l’action ne se limite désormais plus à l’unique discipline littéraire), résultent de dangereuses conséquences pour l’œuvre. La tentation est pourtant forte. Qui, à l’époque de la dictature des réseaux sociaux et du « je tweete donc j’existe », ne serait pas tenté, à l’instar de nombreux intervieweurs instigateurs d’une presse people littéraire, de confondre auteur et narrateur. On ne parle plus de voix narrative mais de celle d’un auteur. J’en suis le premier coupable, et voilà donc l’occasion de faire mon mea culpa. Combien de fois, par déformation et vulgarisation, sûrement influencé par les critiques littéraires publiées dans la presse, ai-je contribué à cette confusion ? D’une part, ce manque de discernement contribue à l’indistinction de l’imaginaire et du réel, du personnage et de l’écrivain. C’est en ce sens que Balzac, dans la préface de La peau de chagrin, s’exprimait en ces termes : « Il est […] bien difficile de persuader au public qu’un auteur peut concevoir le crime sans être criminel !… »; l’analogie du criminel, bien évidemment, s’applique à tout domaine. D’autre part, cette confusion émane d’une conception réductrice du travail de l’écrivain, pourtant bien ancrée dans les esprits, lequel procéderait uniquement à la mise en mots d’une expérience vécue. Or, comme le rappelait Proust dans son Contre Sainte-Beuve : « un livre est le produit d’un autre moi ». Dès lors, le questionnement biographique est dépourvu de toute pertinence purement littéraire et, sous couvert de recherche de réponses contextuelles, ne nourrit en réalité que les fantasmes d’une masse voyeuriste. Ne vous méprenez pas, il est évident que la connaissance d’une biographie éclaire la compréhension d’une œuvre. En revanche, lorsque celle-ci devient l’unique motivation d’analyse, l’intérêt littéraire disparaît.

Cet intérêt littéraire a par ailleurs été au centre des débats durant les années 1970-1980. C’est à cette période que le roman français a été le théâtre d’expérimentations d’un nouveau genre et a vécu une radicale métamorphose, aussi bien esthétique que stylistique. C’est au cours de ces mêmes années que le paysage littéraire français assiste à l’avènement d’un néologisme dont il ne saurait encore déterminer la nature : nouveau genre littéraire ou simple mode à la fois séductrice et trompeuse ? C’est la naissance de l’autofiction. C’est ainsi que Serge Doubrovsky qualifie son roman Fils, paru en 1977. Il y décrit son entreprise littéraire comme une écriture de soi placée sous le patronage d’une psychanalyse lacanienne qui accorde l’« initiative aux mots ». Au fil des années, ce terme connaît un large succès auprès des cirques, à tel point que, utilisé en de nombreuses circonstances, il s’éloigne peu à peu de son acceptation initiale et contribue un peu plus à troubler la distinction entre récit et roman. Les confusions sont alors nombreuses. Ainsi a-t-on pu avoir recours à l’utilisation « d’autofiction » pour désigner des pratiques semblables mais non similaires, de la « nouvelle autobiographie » prônée par Alain Robbe-Grillet (expression forgée sur le modèle du Nouveau Roman et mise en œuvre lors de la publication de sa trilogie Les Romanesques) jusqu’aux traversées mémorielles proposées par Marguerite Duras (L’Amant, 1984), Nathalie Sarraute (Enfance, 1983), ou encore Claude Simon (L’Acacia, 1989 ; Le Jardin des plantes, 1997 ; Le Tramway, 2001). Comment définir alors l’autofiction ? Quelle place laisse-t-elle au « je » ?

Les prémices d’un genre

Si la théorisation du genre naît en 1977 sous l’égide de Doubrovsky avec la publication de Fils, la fictionalisation du récit autobiographique prend source bien plus tôt. Dès le début du siècle, Paul Valéry évoquait la nécessité de « ne jamais confondre le véritable homme qui a fait l’ouvrage avec l’homme que l’ouvrage fait supposer. » Si cette affirmation se rapproche de ce que pouvait énoncer Proust dans son Contre Sainte-Beuve, nous y remarquons malgré tout la volonté de séparer deux figures de l’auteur. Par extrapolation, nous comprenons par cette phrase l’importance de ne jamais confondre la personne réelle et effective de l’auteur avec la figure auctoriale qu’on lui ou qu’il s’attribue ; et donc, dans le cadre d’un récit rédigé à la première personne, de ne jamais confondre l’auteur et le narrateur. Si Valéry condamnait lourdement cette confusion qui pouvait être faite, de nombreux auteurs en jouaient. Ainsi, André Gide prônait l’idée d’une adéquation entre la figure réelle et effective de l’auteur et un personnage fictif de roman. De la même manière, durant les années 1920, cette confusion devient l’un des objectifs principaux de tout romancier. Les romans de Malraux, Drieu La Rochelle, ou encore Giono parviennent à imposer chez le lecteur une figure auctoriale, un mythe personnel, bien souvent héroïque.  Ces auteurs ont utilisé le roman — et donc la fiction — pour bâtir une icône sacrée véritable et réelle de leur personne. Leurs ouvrages étaient précisés comme romans et, pourtant, en invitant le lecteur à leur lire de manière autobiographique, ils ont fait, sans même le vouloir, de cette confusion un genre à part entière.

Par ailleurs, nous retrouvons des recours à la fiction dans les récits biographiques bien avant le XXe siècle. D’Agrippa d’Aubigné à Chateaubriand en passant Montaigne, nombreux sont les auteurs qui, partiellement ou totalement, ont usé de la fiction dans leurs œuvres biographiques afin d’établir la construction d’un mythe en leur faveur. Ces exemples restent malgré tout restreints et c’est véritablement à partir de la seconde moitié du XXe siècle que le paysage littéraire français devient le terrain de jeu du « je ».

Le jeu du « je »

Car l’enjeu principal de l’autofiction, vous l’aurez compris, réside dans le jeu du « je ». L’autofiction, par définition, se caractérise comme une fiction romanesque qui serait autobiographie. Fiction puisque génériquement sous-titrée « roman » et autorisant d’éventuels énoncés non-réels. Autobiographie puisque les trois instances de l’auteur, du narrateur et du protagoniste sont réunies sous le même nom propre : celui de l’auteur ou du pseudonyme usuel (pseudonyme dans l’ouvrage ou sur la couverture). Ce nom propre, en tant que « je », devient alors la principale matière de l’autofiction. Ce nouveau genre autofictif, ni roman ni fiction, devient alors la paradoxale union de deux pactes contradictoires : le fictionnel et l’autobiographique, le faux et le vrai. Là où d’aucuns pourraient y voir une aberration théorique dans l’apposition de ces deux concepts contradictoires, la littérature, elle, y est parvenue à transformer cette contradiction en ouvrages formidables.

Des autofictions plurielles et un danger pour le paysage littéraire

Mais l’autofiction est plurielle. Elle semble effectivement, aujourd’hui plus que jamais, se séparer en deux instances dont l’une fait valoir le préfixe « auto » et l’autre le substantif « fiction ».  La part de réel et de fictif varie selon les récits, les auteurs, les circonstances, et il devient alors impossible d’établir une définition fixe de ce qu’est l’autofiction. Si d’aucuns imaginent la possibilité de la disparition de l’autofiction par scission vers les deux instances dont elle revendique la filiation (la fiction et l’autobiographie), il semblerait que ce soit, bien au contraire, l’inverse qui se produise. En effet, l’autofiction semble peu à peu détruire le roman et l’autobiographie. En jouant de la confusion entre les deux genres, elle produit un flou auprès du public et transforme radicalement le monde de l’édition. L’actualité littéraire met effectivement en évidence la vogue du terme autofiction et il n’est désormais plus rare de voir apposé le générique « roman » sur des ouvrages qui, pourtant, sont revendiqués comme témoignages. Cela a notamment été le cas d’ Orléans, de Yann Moix. Le phénomène inverse est tout aussi commun. Ainsi, alors même que son auteur prône qu’il s’agit d’un témoignage, le livre Yoga, d’Emmanuel Carrère, a aussi été perçu comme un roman par certains critiques qui justifiaient par ailleurs sa présence dans la liste du Prix Goncourt au fait qu’un témoignage est nécessairement altéré par la subjectivité de son auteur, qu’il est alors impossible d’en revendiquer l’objectivité, que des éléments sont améliorés ou mis sous silence, et que de fait il s’agit donc d’un roman. Cet abus de l’usage de l’autofiction révèle avant tout l’idolâtrie de la fiction et la sous-estimation du témoignage.

De la distinction entre roman autobiographique et auto fiction

De nos jours, dans une société métamorphosée en Tabloïd à ciel ouvert, l’ambiguïté de l’autofiction amène nécessairement à se poser l’éternelle question : « est-ce l’auteur qui raconte sa vie ou bien invente-t-il un événement fictif ? » Philippe Gasparini tente, dans son ouvrage Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, d’apporter des éléments de réponse en posant la distinction entre deux catégories de récits qui composent « cette configuration générique ». Il explique ainsi que l’autofiction est au créateur ce que la science-fiction est à la science et à la technique : un « développement projectif dans des situations imaginaires » (p. 26). Au contraire, selon le théoricien, le roman autobiographique s’inscrit dans la « catégorie du possible (eikôs), du vraisemblable naturel ». En ce sens, il lui est impératif de convaincre le lecteur, par le biais d’un pacte tacite ou écrit par une préface, de la véracité des événements. Si Philippe Gasparini parvient à distinguer les deux catégories, les faits, eux, nous montrent une zone grise. Dans les deux cas, une part de fiction persiste. Cela permet notamment d’échapper aux contraintes juridico-éditoriales. Le mieux serait, semble-t-il, de s’en remettre directement aux écrivains concernés. Annie Ernaux refuse de se placer sous la bannière de l’autofiction et prône un « rapport de soi avec la réalité sociohistorique ». Nicolas Rey, quant à lui, sème davantage le doute : « Tout y est vrai puisque je l’ai inventé. »

 

Bibliographie :

  1. Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Seuil, Paris, 2004
  2. Vincent Colonna. L’autofiction, essai sur la fictionalisation de soi en littérature. Linguistique. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), 1989.
  3. S. DOUBROVSKY, J. LECARME & P. LEJEUNE dir., Autofiction et Cie, R.I.T.M. no 6, Publidix, 1993
  4. P. LEUJEUNE, Le Pacte autobiographique, Seuil, Paris, 1975, nouv. éd. augm. 1996 ; Le Pacte autobiographique 2, Signes de vieibid., 2005
  5. J. LECARME, « Fiction romanes et autobiographie », in Universalia 1984, Encyclopædia Universalis, Paris, 1984