Cet article est également disponible au format PDF, pour une lecture plus agréable : Dualité et « combat des contraires » dans la cinquième pièce du « Dialogue d’Angoisse et de Désir », d’Yves Bonnefoy
Dans la section « L’acte et le lieu de la poésie » de son ouvrage L’Improbable et autres essais, publié aux éditions Gallimard, Yves Bonnefoy développait une théorie poétique fondée sur le combat des contraires : « Je voudrais que la poésie soit d’abord une incessante bataille, un théâtre où l’être et l’essence, la forme et le non-formel se combattront durement. » À la lumière de cette affirmation, nous comprenons un peu plus l’enjeu du poème auquel nous sommes confrontés, lequel semble mettre en opposition de nombreux concepts antinomiques. Ce poème, cinquième pièce du « Dialogue d’Angoisse et de Désir » semble effectivement être placé sous l’égide de la dualité et d’une certaine forme de combat des contraires. Il oppose effectivement l’imaginé et le vécu tout en introduisant des problématiques plus vastes encore, notamment autour des questions de la conception de la vie et de la poésie. Nous pouvons d’ailleurs le lire en deux temps. Le premier, celui de l’imaginé, occupe la première moitié du texte. S’ensuit alors une « déchirure », laquelle semble quitter l’imaginé et se placer du côté de la réalité. Dès lors, comment la structure antithétique et la dualité inhérentes au poème laissent-elles présager la conception paradoxale de la voix poétique à propos de la poésie et de la vie ? Nous évoquerons tout d’abord le fait que ce texte est marqué par la dualité. Il sera alors question de s’intéresser à la structure antithétique de ce poème supposé être un dialogue mais qui semble davantage être une adresse, du fait que les motifs antithétiques semblent être annonciateurs d’une certaine tension poétique, et de la dualité entre tradition et modernité. Nous étudierons ensuite le fait que cette dualité semble être au service d’une conception paradoxale de la poésie et de la vie. Il nous faudra alors nous intéresser à la tension entre le terrestre et le céleste, à la tension entre l’élan mystique et la quête d’une parole poétique pure, et à la potentielle mise en abyme des figures du poète et du créateur.
D’emblée, le lecteur est interloqué par ce poème. S’il comprend que celui-ci est placé sous l’égide de la dualité, il semblerait que cela transparaisse dans sa structure même. Celle-ci paraît effectivement antithétique. Le titre nous indique qu’il s’agit d’un dialogue — celui d’Angoisse et de Désir, deux allégories. Pourtant, le texte semble davantage s’apparenter à une adresse. Nous retrouvons ainsi deux impératifs, repris en anaphores, qui s’illustrent dans ce sens : « Imagine » (v. 1 et v. 5). Aussi, nous remarquons, à la fin du poème, une marque de la seconde personne du singulier : « tu vas » (v. 14). De la même manière, le recours au pronom personnel « nous » réunit la voix poétique et la voix à qui elle s’adresse sous une seule et unique entité. Ces éléments s’inscrivent dans l’idée d’une adresse et semblent s’éloigner de celle du dialogue. Par ailleurs, peu d’éléments, outre le titre, semblent attester de la présence d’un dialogue. En effet, s’il s’agit d’un dialogue, où les locuteurs se trouvent-ils ? Si nous pourrions, a priori, supposer qu’ils prennent forme dans les figures personnifiées d’Angoisse et de Désir, cela peine à nous convaincre entièrement. Nous ne remarquons aucune marque de prise de parole, qu’il s’agisse de tirets ou de guillemets. À la lumière de cette absence, nous aurions pu faire l’hypothèse d’une mise en scène du dialogue implicite bâtie sur une alternance entre questions et réponses. Néanmoins, les deux seuls points d’interrogation du poème se trouvent à la fin de celui-ci (v. 13 et 16) et il nous semble que leur fonction est plutôt de ponctuer des préoccupations internes à la voix poétique que d’introduire des prises de parole : « Est-ce là un pays plus proche, mon eau pure ? » ; « Vont-ils sur une rive à jamais ta demeure / ‘‘Au loin’’ prendre musique, ‘‘au soir’’ se dénouer ? » Ces deux questions sont tout à fait adressées — ce qui suppose donc l’existence d’un dialogue et l’attente d’une réponse — mais ne semblent pas avoir d’interlocuteur ni attendre de réponse de sa part au sein de ce texte. En un sens, nous pourrions alors nous demander si ce poème, en tant que cinquième pièce d’un ensemble, ne serait pas une parole adressée au sein dudit dialogue et donc, par conséquent, une des voix de celui-ci. Le lecteur serait donc confronté à une forme de dualité structurelle en ce sens où le poème oscille entre possibilités de dialogue et affirmation d’une voix unique.
S’il est possible d’apercevoir un aspect antithétique dans la structure du poème, ce dernier est aussi composé d’un certain nombre de motifs eux-mêmes antithétiques. Ceux-ci semblent être annonciateurs d’une certaine tension dans le poème. Tout d’abord, nous retrouvons une omniprésence des motifs de la lumière et de l’obscurité. D’ailleurs, ils se suivent souvent, voire sont apposés les uns aux autres. C’est notamment le cas dans les premiers vers, où le lecteur distingue une antithèse entre syntagmes qui prend forme par un effet de parallélisme : « Imagine qu’un soir / La lumière s’attarde sur la terre, / Ouvrant ses mains d’orage et donatrices, dont /La paume est notre lieu et d’angoisse et d’espoir. » (v. 1 à 4). Il serait tout à fait possible de voir dans la lumière une image du céleste ou du divin, associée à « Espoir », et dans l’obscurité une image de la terre, sur laquelle la lumière est présente mais ne s’attarde jamais (sauf dans l’ « Imagine » de la voix poétique), ici associée à « Angoisse ». Notons également qu’ « angoisse » et « espoir » semblent eux-mêmes contribuer à l’élaboration d’une antithèse. Toutefois, ils sont liés l’un à l’autre par une polysyndète, ce qui constitue un profond paradoxe en ce sens où ils représentent deux sentiments contradictoires. D’autre part, la « lumière » est posée en victime : « Imagine que la lumière soit victime / Pour le salut d’un lieu mortel et sous un dieu / Certes distant et noir. » Nous retrouvons, à nouveau, ce motif associé à celui de l’obscurité (« noir ») et même de la mort (« lieu mortel »). Le salut est une notion spirituelle synonyme de délivrance et libération. Ainsi, le croyant pourvu de salut est libéré du péché et donc, par conséquent, de la damnation. Ici, c’est la lumière — souvent associé à Dieu dans nos sociétés monothéistes — en position de victime qui permettrait un salut, ce qui semble alors profondément contradictoire. Ce salut, dont la définition suggère donc une relation avec Dieu et un accès au paradis, est pourtant associé à un vocabulaire lugubre : « mortel », « sombre », « distant » ; ce qui renforce l’idée de thèmes antithétiques. Soulignons également que ce « dieu / Certes distant et noir » peut être perçu comme une allusion au ‘‘Dieu caché’’ ou Deus absconditus pascalien. Pour le philosophe, si Dieu est caché, c’est avant tout en raison de l’aveuglement des hommes, conséquence directe du péché originel et dont seul le Christ peut les délivrer. Cela rejoindrait alors l’idée précédemment évoquée de salut en tant qu’il délivre le croyant du péché et lui permet de voir ce Deus absconditus. Notons aussi la paronomase entre « lieu » et « dieu », qui, en un sens, pourrait presque conférer à l’un les attributs de l’autre : un dieu « mortel », un lieu « distant et noir ». Cela s’intégrerait alors à l’idée d’antithèse. Parmi les thèmes antithétiques dont il est question dans ce poème, nous observons la question de l’ici et du là-bas. Si des ‘‘lieux »’’ sont nommés (« la terre » ; « notre lieu et d’angoisse et d’espoir » ; « un lieu mortel », laissant croire à l’existence d’un ici), ceux-ci restent néanmoins abstraits, évasifs et peu précis : « est-ce là un pays plus proche ? » ; « ‘’Au loin’’ ». Cette incertitude géographique laisse présager un déchirement entre le céleste et le divin. D’ailleurs, l’omniprésence de l’espace et du temps et de termes mystiques ou spirituels est aussi annonciatrice d’une telle tension. Par ailleurs, nous retrouvons aussi une dualité, mise en scène par un rapport antithétique, entre la réalité et l’imaginé. Nous repérons effectivement deux mouvements dans ce poème. Le premier est placé sous les auspices de l’imaginé avec deux anaphores (v. 1 et v. 5) et deux subjonctifs présents : « qu’un soir / la lumière s’attarde » (v. 1-2) ; « que la lumière soit victime » (v. 5). L’utilisation de ce mode accentue la valeur hypothétique de ces phrases. Percevable dès les premiers vers, ce rapport antithétique met en exergue l’irréductible tension poétique de ce texte où l’imaginé est toujours confronté à la fatalité du vécu, de la réalité. Nous comprenons donc ici que l’opposition, sous toutes les formes qu’elle peut prendre, s’érige en principe organisateur, structurel et sémantique du poème : lumière / noir ; angoisse / espoir ; ici / là-bas ; présence / absence ; le « notre et le « nous » unificateurs dont la stabilité de déchire « dans le miroir ».
De plus, il est possible de percevoir la tension poétique par le prisme d’une dualité temporelle. En effet, le poème semble osciller entre tradition et modernité. Ainsi, nous retrouvons le recours à des topoï traditionnels dans ce poème qui paraît pourtant d’une grande modernité. Cela s’incarne par le choix du dialogue — bien que ce poème soit davantage une des voix d’un dialogue —, lequel est issu de l’Antiquité et s’est illustré tout au long de l’histoire. Nous pourrions presque percevoir une forme de locus amoenus dans ce poème : il est question d’un lieux lumineux qui permet le salut. L’évocation des « fruits clairs en d’absentes ramures » (v. 12) suggère l’idée d’une certaine abondance et même d’une intervention supérieure qui a permis aux fruits de pousser et mûrir malgré l’absence de ramures. Par ailleurs, la dualité entre tradition et modernité semble se matérialiser par le topos de l’ineffable. Il y a effectivement, au sein de cette cinquième pièce du ‘‘Dialogue d’Angoisse et de Désir’’, quelque chose qui semble échapper à la parole. C’est peut-être en cela que réside la modernité du poème. La voix poétique semble vouloir défaire le langage, séparer le signifiant et le signifié. Elle nous conduit à une expérience inédite du monde : un soir lumineux, une lumière victime, un lieu mortel, Imaginer qui se déchire… Aussi, ce rapport à l’ineffable est peut-être la conséquence d’une grande tension lyrique inhérente au poème. La voie poétique suggère une expansion vers le sublime, une idée de déploiement, mais est confrontée au resserrement lié au langage. Le langage se travaille, il est contraignant, et la nature de la poésie participe de ce processus. Les enjambements, soit les débordements d’une unité métrique sur l’autre, semblent illustrer la contrainte structurelle de la poésie qui se confronte au désir d’expansion de la voix poétique : « L’après-midi / A été pourpre et d’un trait simple. » (v. 8) ; « Imaginer / S’est déchiré dans le miroir, tournant vers nous / Sa face souriante d’argent clair. » (v. 8-10) ; « Et le bonheur / A mûri ses fruits clairs en d’absentes ramures. » (v. 12). Le miroir joue aussi un rôle important dans modernité et la dualité de ce poème. Celui-ci, en plus de mentionner le terme au neuvième vers, est bâti comme un miroir. Nous observons deux situations, deux aspects, sans savoir laquelle est l’image véritable et laquelle est son reflet. Une rupture radicale s’opère à la moitié du poème : « Imaginer / S’est déchiré dans le miroir, » (v. 8-9). L’enjambement semble exacerber cette rupture. À la fin du vers, avec « Imaginer », nous retrouvons un thème déjà sollicité à deux reprises de manière anaphorique. Mais, au vers suivant, la personnification de l’imaginaire est l’objet d’une déchirure radicale. Symboliquement, le miroir est souvent associé à l’image de la passerelle entre le monde de l’être et celui du paraître. La phrase « Et nous avons vieilli un peu. » (v. 11) semble attester de la présence du motif de l’être dans la seconde partie du poème.
Mais ce dialogue antithétique marqué par la dualité laisse présager une tension plus large : celle entre le terrestre et le céleste. En effet, la voix poétique oscille entre une présence terrestre assumée et une volonté de tendre vers le divin. Il est ici primordial de s’intéresser aux marques spatiales et temporelles. Ce sont elles qui caractérisent le retour au terrestre puisque, par définition, le céleste ou divin n’est soumis ni au temps ni à l’espace. Le ton est d’ailleurs donné dès les premiers vers : « Imagine qu’un soir / La lumière s’attarde sur la terre ». La temporalité (soir) et l’espace (terre) placent ce poème sous l’égide du terrestre. Mais de nombreux éléments sont malgré tout symptomatiques d’une volonté de tendre au céleste. Ainsi, la mention de l’ « orage » (v. 3) semble rejoindre cette idée. Il est l’événement symbolique de l’intervention et de la colère divine. Il a aussi, dans les croyances et les textes religieux, une valeur fondatrice : l’orage précède toujours les grands commencements ou les grandes fins de l’histoire. Il annonce la pluie fertilisante ou destructrice. Si le poème est bel et bien placé sous l’égide du terrestre, il n’en reste pas moins aux prises avec un céleste supérieur et superviseur. À la lumière de cette interprétation, le « lieu mortel » prend un nouveau sens. Nous pourrions presque y voir le caractère prémonitoire de l’apocalypse : la « terre » du premier vers n’est pas éternelle. Néanmoins, ce « lieu mortel » peut prétendre au « salut », ce qui le rapproche alors du divin. De la même manière, comme nous l’évoquions précédemment, le « dieu / Certes distant et noir » peut se rapprocher de l’idée du Deus absconditus. Elle se réfère à l’impuissance de la raison humaine à appréhender le divin. Cela suggère donc que dieu serait irrationnel et qu’il existerait de profondes différences entre lui et les hommes. Tendre au « salut » reviendrait alors à faire un pas vers ce dieu caché ou dieu qui se cache.
De plus, cette tension a aussi une valeur poétique. Nous pouvons effectivement, en marge de la dualité entre le terrestre et le céleste, percevoir une profonde ambiguïté dans la volonté de la voix poétique, qui œuvre à la fois vers un élan mystique et en vue de la quête d’une parole poétique pure. Cela est sous doute la conséquence de la tension lyrique du poème, que nous évoquions précédemment. La voie poétique est à la fois partagée entre un certain élan lyrique, perceptible ici dans les références au divin et les vers cherchant à disjoindre le signifiant et le signifié, et une quête de la parole poétique pure. L’évocation de l’adjectif « pure » (v. 13) semble attester de cette dualité. Nous lui connaissons évidemment une valeur mystique, religieuse, et celui-ci est placé dans un alexandrin : « Est-ce là un pays plus proche, mon eau pure ? » À ce titre, les alexandrins récurrents suggèrent la volonté de trouver une parole poétique pure. D’ailleurs, les références au divin précédemment relevées sont, en grande partie, construites autour d’alexandrins : « Ouvrant ses mains d’orage et donatrices, dont » (v. 3) ; « Pour le salut d’un lieu mortel et sous un dieu » (v. 6). Les enjambements jouent, une fois encore, un rôle important dans ce processus. Ils contribuent, par définition, eux-mêmes à une déchirure : celle entre l’unité syntaxique et l’unité du vers. Symboliquement, de la même façon qu’ils suggéraient la tension entre l’expansion vers le sublime et la contrainte de la réalité du langage, ces enjambements sont symptomatiques de la dualité entre l’élan mystique et la quête de parole poétique pure.
Il est aussi important de percevoir la dimension métalittéraire de ce poème. Celui-ci semble effectivement montrer une certaine forme de mise en abyme de la posture de poète et du créateur. En un sens, l’image même du divin peut être comparée à celle de l’auteur. L’auteur, par définition, cherche à satisfaire un certain besoin métaphysique propre à l’homme qui est celui de vouloir contrôler et posséder le monde, de le modeler à sa façon. C’est ce qui semble se passer ici. La voie poétique place ce poème sous l’égide de l’imagination. Il n’est pas question du monde réel mais de son monde. Néanmoins, dans la seconde partie du poème, suite à la déchirure d’ « Imaginer », la réalité semble prendre le dessus. La voie poétique qui cherchait à imposer sa vision du monde est confrontée à la fatalité. Le vocabulaire devient moins lumineux et plus inquiétant : « Imaginer / S’est déchiré dans le miroir » (v. 8-9) ; « Et nous avons vieilli un peu. » (v. 11) ; « Et le bonheur / A mûri » (v. 11-12) ; « d’ingrates paroles » (v. 14). Les références à la vieillesse (vieillir, mûrir) sont symptomatiques d’un brut retour à la réalité. Nous comprenons que la « lumière [qui] s’attarde sur la terre » dans le premier vers symbolise la continuité du jour : si le jour s’attarde, la nuit ne tombe pas et le lendemain n’advient pas. Cet exemple illustre parfaitement la mise en abyme de la figure du poète confronté à la fatalité.
Finalement, ce poème, cinquième pièce du « Dialogue d’Angoisse et de Désir », semble parfaitement s’intégrer au projet qu’Yves Bonnefoy défendait dans L’improbable et autres essais. Nous avons effectivement ici le sentiment d’une « incessante bataille », conséquence de l’omniprésente de dualités inhérentes au poème. Ce ‘’combat des contraires’’ auquel nous assistons dans ce texte laisse toutefois présager quelque chose de plus vaste et suppose un dépassement. Celui-ci laisse en effet présager une conception, elle-même paradoxale et aux allures antithétiques, de la vie et de la poésie. Nous remarquons une grande tension entre un élan céleste et la volonté de retrouver un terrestre assumé, de la même manière que l’on remarque une tension entre la voix poétique qui œuvre à la fois vers un élan mystique et en vue de la quête d’une parole poétique pure. Cette voix poétique propose alors une expérience inédite du monde en cherchant à disjoindre le signifié du signifiant, en cherchant à traverser la vie, en laissant place à l’imaginaire. Cela est néanmoins confronté à la fatalité de la réalité. En un sens, nous pourrions presque considérer que ce poème dépasse le sens même du dialogue et qui laisse parler, au sein d’un monologue, Angoisse et Désir : d’un côté l’angoisse de la réalité et du temps qui passe, de l’autre le désir de tendre à une condition meilleure.
Un article fleuve, bien renseigné et très réfléchi. Hâte de vous lire plus régulièrement.
Yves Bonnefoy, le plus grand poète de notre époque !
J’ai une étude d etexte dessus merci bcp !!