Temps de lecture : 16 minutes

« On ne peut pas décider de tout quand on est auteur. »

11h30, un matin de février. Tandis que nous assistions à une résurgence de la pandémie de COVID-19 et que le paysage médiatique s’enracinait dans d’absurdes débats sur le monde de demain, je me suis surpris à rêver de Rome. Encore envoûté par la lecture de Stella Finzi, je prenais conscience du fait qu’il nous était encore possible de voyager en ces temps difficiles où les passages de frontières nécessitent des motifs familiaux impérieux. Ce voyage s’appelle littérature et son commandant de bord, auteur.

Après avoir achevé ma lecture, encore sous l’effet d’une grande euphorie, je me suis empressé d’écrire à Alain Teulié. Très rapidement, animé d’une sympathie et d’une bienveillance sans égal, il m’a proposé un rendez-vous téléphonique, COVID oblige. Nous en sommes venus à parler du coronavirus et de l’écriture, de la problématique qui se pose actuellement dans le processus rédactionnel des auteurs.

AT : Je viens de terminer un autre roman, La danse des secrets. Heureusement, l’idée m’est venue avant le confinement. Je ne l’aurais pas trouvée après. J’ai réellement commencé à l’écrire cet été, je n’avais que des grandes lignes auparavant. Il est très difficile d’écrire en ce moment sur quelque chose qui n’a rien à voir avec l’épidémie, où les gens n’ont pas de masque, peuvent faire l’amour, vivre quoi. À l’heure actuelle, je serais incapable d’écrire une histoire qui n’a rien à voir avec les masques et compagnie. C’est tellement envahissant.Si l’on écrit un roman en ce moment et qu’il n’évoque pas l’épidémie, il faut qu’il soit soit antérieur au COVID, soit postérieur. Mais la postériorité pose un problème car on ne sait pas quand on en sortira. C’est très mystérieux comme période. À la fin de Stella Finzi, je parle de la pandémie. J’ai pu faire cela car je n’ai pas écrit ce roman cet été mais le précédent. Il devait initialement être publié chez un éditeur mais ça ne s’est pas fait. Ensuite, au mois de janvier j’ai été en contact avec Jessica Nelson, éditrice freelance, qui a aimé le manuscrit et m’a emmené chez Robert Laffont. J’ai signé au mois de mars chez eux et après il y a eu le confinement. Les épreuves ont été corrigées pendant ce confinement. J’ai donc pu intégrer cette pandémie à la fin du roman et ce temps de séparation obligatoire a beaucoup aidé l’histoire puisque Vincent été bloqué à Paris et Stella à Rome, tous les deux sans possibilité de revenir.On ne connait peut-être pas toujours nos personnages aussi bien que nos lecteurs. Mais je pense qu’il a pour elle beaucoup de reconnaissance à la fin du livre, beaucoup d’amitié et d’affection, tandis qu’elle a pour lui un amour fou, hélas. Ça fait partie des décalages qu’il y a entre les êtres. Pendant ces longs mois de séparation, Stella a le temps de se dire qu’il ne l’aimera jamais et lui a le temps d’écrire un autre livre, peut-être à propos d’elle. Je n’aurais pas pu écrire Stella Finzi entièrement pendant la pandémie. C’est un roman de liberté, on se déplace comme on veut. Je pense que cette pandémie limite beaucoup l’imaginaire.

MS : En tant que lecteur, il était tout à fait intéressant de découvrir, même le temps d’une seule page, un passage sur le confinement. C’était la première fois que j’étais confronté à cela dans la fiction et cela nous rappelle, en un sens, que c’est désormais une réalité avec laquelle nous devons composer. Pensez-vous, en tant qu’écrivain et en tant qu’artiste, qu’il y aura un avant et un après COVID, tant du point de vue des œuvres proposées que de notre manière de les aborder ?

AT : Non, je ne pense pas. Je ne pense pas que les êtres humains changent beaucoup. Il y a effectivement des avants et des après. Cette nuit, j’ai regardé un merveilleux documentaire sur la guerre de 39 puis un autre, ce matin, sur la « drôle de guerre ». Les guerres m’intéressent beaucoup parce qu’il y a des « avant guerre », des « après guerre » et des « entre-deux guerres ». Et Dieu sait qu’une guerre comme 39 ou 14 n’a rien de comparable avec la pandémie. Pour autant, je ne suis pas sûr, par exemple, qu’entre 1910 et 1950, l’être humain soit devenu soit beaucoup plus mauvais, soit meilleur. Les périodes de crise ne changent pas le caractère profond de l’être humain. Je pense que l’être humain au temps de la Rome antique est le même que celui des années 2020. C’est d’ailleurs pour ça que l’on peut lire Sophocle, Marc Aurèle, ces grands penseurs de l’Antiquité, parce qu’ils nous décrivent nous, ni plus ni moins. On peut lire L’art d’aimer, d’Ovide, et se rendre compte que c’est exactement la même chose qu’aujourd’hui : la séduction, l’attente… L’être humain n’a jamais radicalement changé et ses problématiques sont restées les mêmes. Il est toujours le même, avec ses fantasmes, ses frustrations, ses désirs, son envie. Les défauts et les qualités sont les mêmes. Je ne pense pas qu’il y aura véritablement un « après COVID ». À titre de comparaison, j’ai passé un excellent été. Il fallait être masqué dans lieux clos mais, outre cela, la pandémie nous semblait être derrière nous. Le confinement horrible du mois de mars était déjà oublié. C’est en cela que j’ai du mal à croire qu’il y aura un « avant » et un « après » COVID. 

MS : Je pense que cet été a presque eu une fonction cathartique. C’était une véritable purgation des passions après un confinement interminable. À la vue de ce que vous me dîtes, il est vrai que ce rapide oubli du confinement et stabilité dans les sentiments de l’homme semblent incompatibles avec l’idée d’une rupture entre un « avant » et un « après » COVID. 

AT : Oui. Ce sera même bizarre de faire des films et des livres sur le virus. Ce ne sera pas très passionnant. Les films d’anticipation se sont déjà intéressés aux pandémies et à des choses plus épouvantables encore. Je pense que l’on assistera peut-être à des histoires privées, des histoires d’amour, qui auront lieu au temps du masque et de la pandémie. On pourra peut-être assister à l’histoire d’un amant cherchant à retrouver sa maîtresse malgré le couvre-feu. Peut-être que Claude Sautet aurait pu en faire un très joli film, quelque chose d’intime. Mais pour faire des œuvres exclusivement à ce sujet, il me semble que la pandémie de Corona n’est pas quelque chose d’assez grave par rapport à ce que l’on peut voir dans des films comme Le jour d’après ou La guerre des mondes, par exemple. Elle pourra être un objet du film mais pas son enjeu principal.

MS : Avant de parler de Stella Finzi, j’avais quelques questions d’ordre général à propos de vous, votre parcours et votre rapport à la littérature. La première, qui peut paraître banale mais qui, selon moi, est assez lourde de sens : comment vous est venue la passion de la littérature ?

AT : Je lisais des livres pour enfants (Bibliothèque rose, rouge et or…) et j’ai beaucoup lu de livres illustrés à cette époque. Dès que j’ai lu un livre sans images, peut-être vers neuf ans, j’ai été stupéfait que l’on voie les images en lisant. J’ai compris que l’on créait un univers que ce n’étaient pas que des mots. À partir de dix ans ou onze ans, j’ai beaucoup lu et je suis devenu très bon en dissertation. J’avais un bon français, je m’exprimais mieux que la classe, j’étais en avance. J’étais nul en maths en revanche. Je n’y comprenais rien, j’ai tout de suite décroché. Avec les années, j’ai voulu écrire. Quand j’ai eu 17 ans, j’ai eu une petite machine à écrire Valentine Olivetti et je commençais des romans. Mais j’écrivais trois, quatre pages et je m’arrêtais parce que je n’avais pas le souffle, parce que je n’avais pas lu assez. J’avais pourtant déjà énormément lu. Je lisais du Henry Miller, du Kerouac, Nabokov aussi. Pas tellement de ‘’classiques’’ mais de très grands écrivains malgré tout. J’ai tout de même lu Balzac, je l’ai toujours apprécié. J’ai aussi beaucoup aimé le journal de Julien Green, ainsi que ses correspondances avec André Gide. Je lis beaucoup de journaux intimes. J’aimais beaucoup l’idée d’un écrivain dont écrire est presque une religion. Être écrivain, c’est une religion. C’est une manière de regarder l’existence, de se supporter et de supporter la vie aussi. La vie seule est assez cruelle et parfois assez plate et le fait d’écrire permet de combler cela. Quand j’ai écrit Stella, mon été merveilleux. C’est imprenable. On est à Rome alors qu’on est à Paris. On est quelqu’un d’autre pendant qu’on écrit, on se dédouble, on vit avec nos personnages. Ça peut paraître banal de dire ça mais c’est un plaisir fou. Et ce plaisir, je le pressentais. Pendant des années j’ai commencé des romans, j’ai écrit quelques nouvelles. Et en attendant j’ai été acteur, puis j’ai fait de la télé à Paris Première.

MS : Ce qui m’amène justement à la prochaine question. En me renseignant sur vous, j’ai lu que c’est vers vos quarante ans que vous avez sinon commencé à écrire du moins à être publié. Avant vous avez été acteur et journaliste. Est-ce que ces expériences vous ont aidé dans votre processus de rédaction, dans votre quête de style ?

AT : Oui, énormément. Quand vous jouez, vous jouez d’abord des mots. Vous lisez des auteurs, vous en rencontrez aussi. Donc vous travaillez des textes bien sûr. En faisant de la télévision, j’ai animé une émission culturelle et je recevais beaucoup de romanciers, d’auteurs de théâtre, de metteurs en scène. Je voyais beaucoup de films, j’ai lu beaucoup de livres. Ça a été bien sûr très enrichissant. Ces métiers [ceux qu’il a exercés NDLR] ressemblaient à de la littérature. Je n’étais pas éloigné de la littérature. Après quarante, tout à coup, j’ai essayé de mettre la barre moins haute. Il y a un certain danger à lire tout Nabokov, Balzac, Hemingway ou Fitzgerald. La barre est tellement haute qu’il faut accepter d’être soi-même et de ne pas les imiter. Je me suis calmé et j’ai revu mes espérances à la baisse. Je me suis dit que j’allais écrire un petit roman pour la jeunesse. Alors j’ai écrit un petit conte, La Bâilleuse, qui est sorti tout de suite, parce que je me suis calmé. Auparavant, je voulais écrire des romans remplis de personnages très complexes. On n’y comprenait rien. Moi-même, je me perdais. Après, j’ai écrit Bleu Profond, qui est sorti chez Anne Carrière. C’était une histoire toute simple, très jolie mais avec sujet-verbe-complément. Je me suis dit « raconte ». L’important est de raconter. Par exemple, je n’ai pas du tout aimé la période du Nouveau Roman, initiée par Robbe-Grillet. Les américains ne sont pas tellement passés par cette période et ont continué à écrire des grands romans, très romanesques et très forts comme Dalva, de Jim Harisson, ou comme les œuvres de Toni Morisson. Ils n’ont jamais cessé de penser, ni au cinéma ni en littérature, qu’il fallait raconter des histoires. Je pense que quand les gens achètent un roman 18€, comme Stella Finzi, ils veulent voir une histoire. Quand on m’écrit pour me dire qu’on a aimé mon livre, je suis touché car cela signifie qu’ils y ont cru, qu’ils ont été emmenés. Ils étaient à Rome pendant deux cents page. C’est ça notre challenge, à nous autres auteurs : emmener les gens et de leur faire vivre une autre vie, parce qu’il n’y a rien de plus jouissif. Pourquoi les gens prennent-ils des drogues ? Pourquoi les gens veulent-ils être amoureux ? Pourquoi certains adorent dormir ? Pourquoi d’autres font énormément de sport ? C’est pour se sentir autrement, pour modifier l’état de conscience. Et la littérature, ou même le cinéma, modifie notre état de conscience, notre perception des choses. Un roman ou un bon film est un outil nous permettant de voir ce que l’on aurait pas vu. Il met des focus sur des choses, des lieux, des gens, sur des sentiments et des réflexions que l’on aurait pas eues / eu seul. On veut apporter un plus d’humanité, de sensibilité, un plus de sensation, de plaisir de vivre. La vie étant brève, la littérature et le cinéma permettent de vivre davantage et plus intensément.

MS : Je suis assez d’accord avec vous sur l’apport de la littérature et du cinéma chez le lecteur ou le spectateur. J’ai beaucoup aimé le portrait que vous avez peint de Rome et, en cette période sanitaire où les déplacements à l’étrangers sont restreints, cette description a eu un caractère encore plus précieux et a fait énormément de bien. Elle a fait voyager.

AT : Oui, la période est compliqué. Je ne suis, moi non plus, pas retourné à Rome depuis le mois de juin d’il y a deux ans. C’est frustrant, bien sûr. Curieusement, ce livre est bien tombé. Il est sorti fin août et les gens n’étaient pas confinés. Il y a eu le petit confinement de novembre mais il était toujours possible de se procurer des livres sur internet ou en click and collect. Pendant que mon livre était là, les gens étaient enfermés et ne pouvaient rien faire pour se divertir sinon lire ou regarder la télévision. Stella Finzi a trouvé sa place malgré la période et a permis de voyager, comme vous le dîtes très justement. Rome, la Toscane, Montecatini… c’était aussi un voyage physique, en plus du voyage intérieur.

MS : Comment l’idée de Stella Finzi est-elle venue ? Comment s’est-elle imposée à vous ?

AT : Alors le problème, c’est qu’on oublie (rires). C’est comme lorsque l’on rencontre l’amour : on oublie souvent les premières sensations. Et parfois, quand vous vous séparez, vous revoyez la personne comme vous l’aviez vue auparavant. Je voulais que mon roman se passe à Rome parce que j’y avais passé dix jours au mois de juin. Le film La Grande Belleza m’a aussi donné envie d’écrire sur Rome. J’avais acheté trois cahiers avant de partir et je me suis dit que j’allais écrire une histoire qui s’y déroule sans encore avoir l’idée de ce dont j’allais parler. Dans l’avion puis de retour à Paris, assis aux terrasses des cafés de mon quartier, dans le cinquième, je me suis dit que j’écrirais bien quelque chose où une femme qui a de l’argent fait la cour à un homme, avec les armes qui sont habituellement celles des hommes. Il y a longtemps que l’homme joue de la domination et que, hélas, la femme l’a peut-être accepté. Et ça m’agace un peu, je suis très féministe et j’aime bien les rapports d’égal à égal. Je trouve que l’on est à une époque où il faudrait vraiment un échange. Selon moi, la galanterie peut venir des deux côtés et pas exclusivement du côté masculin. Quand on est une femme, on a le droit d’être galante. J’ai imaginé que ce Vincent, qui est très féminin en un sens, allait rencontrer une femme qui aller tenter de le séduire avec des armes habituellement réservées aux hommes et qu’il allait un peu y céder. Et soudain, après avoir écrit cinquante pages, j’ai tout recommencé. Au début, j’étais à la troisième personne et Stella était le personnage principal. Et puis j’ai tout à coup recommencé à la première personne mais du point de vue de Vincent. Aussi, Stella est devenue laide. Je ne sais plus exactement comment m’est venue cette idée mais j’ai trouvé qu’elle ajoutait quelque chose. Quand vous êtes à la première personne, vous n’êtes plus deus ex machina, vous ne savez pas tout et vous ne pouvez savoir que ce que vous vivez. Évidemment, cela permet de créer un secret chez l’autre, ici un secret chez Stella. Que fait-elle quand elle n’est pas avec Vincent ? Que pense-t-elle ? Écrire à la troisième personne est très dangereux parce que vous savez tout. Vous pouvez rarement cacher des choses aux personnages. Il est toujours possible d’écrire « Paul ne savait pas ce que Jacques était en train de faire » mais c’est bien plus fort lorsque vous êtes à la première personne car l’autre est dans l’ignorance. Mais la première idée, il faudrait presque l’écrire dans un journal intime et en mentionner la date parce qu’après on l’oublie. Écrire un livre, c’est un jeu de métamorphoses perpétuelles. Pendant l’écriture, Stella Finzi a beaucoup changé, évolué.

MS : Vous parliez à l’instant de la laideur de Stella. Votre roman aborde la question de la beauté, notamment artistique mais pas exclusivement. Vincent semble s’ériger comme l’un des derniers dandys et il cultive un rapport très singulier au beau. En ce sens, il pouvait paraître, dans un premier temps, étrange de dépeindre un personnage, Stella, dont la principale caractéristique est la laideur. Néanmoins, à mesure que nous avançons dans l’intrigue, Stella nous paraît de plus en plus belle. Comment vous est venue l’idée de la création de ce personnage ? Sa laideur physique apparente doit-elle être perçue comme une invitation à considérer la beauté intérieure dans un monde qui voue un véritable culte à l’apparence esthétique ?

AT : Bien sûr. Je suis évidemment d’accord avec tout ce que vous dîtes. Mais je ne pas dire que j’ai fait tout cela après, ce serait prétentieux. Je crois que le livre s’est écrit, que j’ai raconté une histoire. Beaucoup de lecteurs ou même de critiques ont écrit qu’ils n’imaginaient pas Stella laide. Tant mieux, mais je ne l’ai pas fait exprès. Je dirais que j’ai écrit sincèrement cette histoire et cette femme. J’ai décrit son caractère, sa générosité, son intelligence, mais je ne l’ai jamais précisément décrite. En ce sens, ce n’est pas moi qui l’embellis, ce ne peut être que le lecteur. Ce que vous me demandez là est très important, ça fait partie des choses qui nous échappent. On ne peut pas décider de tout quand on est auteur. On est à 80% auteur et il y a 20% écrits par le lecteur. C’est lui qui fait une grande partie du travail. Mais il était effectivement intéressant de faire cette rupture entre la beauté de Rome et la soi-disant laideur de Stella. Vous savez, vous parlez de notre époque mais il y a eu des standards de beauté à toutes les époques, avec des critiques qui ont évolué. Il y a toujours eu des canons de beauté et ce ne sont pas des magazines comme Elle et Cosmo qui ont inventé cela. Et, au contraire, il n’y a pas eu beaucoup de canons de beauté masculins. Il y a eu des modes (le port de la moustache, la barbe, les cheveux longs, les cheveux courts…) mais, en fait, les femmes ne se basent pas sur des critères essentiellement physiques alors que pour l’homme ça compte beaucoup. Ça c’est vraiment ce qui nous sépare, c’est un des grands mystères de nos différences entre hommes est femmes. Pourquoi une femme aime un homme ? Je pense que, pour un homme, c’est un éternel mystère.

MS : Votre roman pose justement la question de l’amour, ou plutôt de sa non-réciprocité. Je ne sais pas si l’on peut véritablement parler de romance mais les personnages sont intrigués l’un par l’autre, l’une aime profondément tandis que l’autre est presque indifférent d’un point de vue sentimental. Mais, en marge de cette « romance inconventionnelle », j’ai la sensation que votre roman propose également une véritable réflexion sur l’errance et l’absence de but. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il se rend à Rome en premier lieu.

AT : Oui. Je pense qu’il y a une partie de lui qui veut se suicider parce qu’il n’aime pas la vie et la trouve vulgaire. Il n’aime pas l’époque dans laquelle il vit. C’est un nostalgique. Mais ils ne vivent pas la même histoire. Stella Finzi n’est pas un roman d’amour. Il n’y a pas de réciprocité. Lui, disons qu’il se laisse faire, qu’il se laisse sauver la vie. Il est d’abord assez désagréable et n’est pas très sympathique. On peut même penser qu’il est un peu gigolo (rires). Il se laisse mettre des billets dans la poche et ne les lui rend pas, il va s’acheter des fringues avec.

MS : En toute honnêteté, j’avais davantage pensé à une sorte de mécénat contemporain plutôt qu’à un aspect gigolo (rires).

AT : Il y a ça aussi (rires). Enfin, au début ce n’est pas du mécénat. Elle ne lui demande pas de lui écrire un roman. Mais ça devient du mécénat quand elle l’entretient chez ses parents mais qu’elle ne lui file plus d’argent. Gigolo est un mot, vous avez raison, qui n’est pas juste pour lui. Mais il se laisse faire. Et comme il s’était dit qu’il se tuerait quand il n’aurait plus d’argent, le fait que Stella lui en donne repousse son suicide et comme il n’a pas vraiment envie de se suicider, la situation lui convient. Je crois qu’il n’a pas tellement envie de mourir et que c’est plutôt une vision romanesque d’aller mourir à Rome et qu’une fois sans fric il aurait trouvé un petit boulot. Je crois que, au fond de lui, il croyait au miracle, j’y crois moi-même d’ailleurs, et il pensait que quelque chose allait peut-être le sauver, comme ça arrive souvent si on y croit. Stella Finzi est une métaphore de l’ange gardien, qui est là au bon moment et qui vous met sur la bonne route, qui est pour lui la route de la vie d’abord puis ensuite de la création littéraire. Mais leur histoire est une histoire d’amour dans un seul sens. Même si elle était vivante lorsqu’il revient à Rome un an après, il n’aurait pas couché avec et ne se serait pas marié avec elle non plus. Il l’aurait revue comme une amie. Il y a cette phrase qui dit « les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Je ne voyais pas d’happy ending pour ce livre. Mais, paradoxalement, cela n’empêche pas Vincent de la désirer. Quand il fait l’amour avec elle pendant toute la durée de son écriture, il ne le fait pas pour lui faire plaisir, il aime ça. Nos pulsions et nos fantasmes ne sont pas l’autoroute du soleil. On peut ne pas désirer quelqu’un qu’on aime, on peut désirer quelqu’un que l’on aime pas. En un sens, la laideur de Stella excite Vincent. Je pense que tout désir est un peu pervers. Sans une légère perversion, il n’y a pas de désir. Désirer fait appel à des forces en nous qui ne sont pas forcément les plus claires, les plus pures. Le désir est quelque chose de très étrange et n’a rien de pur.

MS : Parlons de ce désir de mort, justement. On constate à la fin, comme vous le disiez, que celui-ci relevait d’avantage d’un fantasme, d’une vision que Vincent s’était construite et qu’il voulait se donner plutôt que d’une véritable envie de mourir. Mais, au début du roman, il y a malgré tout ce désir initial de mort. Ne pourrions-nous peut-être pas le lier à son incapacité à écrire ?

AT : Oui, vous avez tout à fait raison. Il y avait une part d’orgueil aussi : en écrivant, il pensait être un grand écrivain. Il se projetait en écrivain célèbre, reconnu et il fait partie de ceux qui ne se suffisent pas de la vie. Je vous avoue moi-même, et comme beaucoup d’auteur je pense, que l’on se sent inutile quand on écrit pas. Même s’il y a l’amour, les sentiments et les voyages, le quotidien est souvent répétitif, surtout en ce moment. L’écriture permet aussi de palier à cela. Je pense que Vincent voulait se tuer parce qu’il pensait être un écrivain raté, qu’il n’était bon à rien et que, en plus, il n’avait pas le plaisir d’écrire et de pouvoir s’oublier. C’est une drogue, la créativité. Quand j’écris, je suis très heureux, je sais pourquoi je suis sur terre.

MS : On dit souvent qu’un romancier satisfait un certain besoin métaphysique propre à l’homme qui est celui de vouloir contrôler, posséder le monde, le modeler à sa façon. Pensez-vous que c’est le cas de Vincent ou même le votre ?

AT : Oui. C’est le cas de Vincent, c’est mon cas. Il y a une très bonne phrase de Cocteau qui dit exactement ce que vous dites : « Puisque ces mystères vous dépassent, feignions d’en être les organisateurs. » Cocteau nous dit qu’on ne comprend rien, qu’on ne sait pas pourquoi on est là, que l’univers est infini mais que, pendant qu’on écrit, on est deus ex machina. On crée un monde et on oublie que l’on est maître de rien, ni de notre naissance, ni de notre mort, ni de notre destin. C’est un peu une manière de maîtriser son propre destin. Je cautionne, je persiste et je signe à fond dessus. C’est pareil quand vous faites une peinture, un film ou une sculpture : vous créez. Créer, c’est oublier que l’on n’est pas Dieu.

MS : Votre parallèle avec les autres disciplines artistiques est très intéressant. Et cela transparaît aussi dans votre roman. S’il parle beaucoup de littérature, nous remarquons aussi une grande influence des autres formes d’art. La Sposa son disprezzata de Vivaldi intervient comme un motif revenant tout le long du roman. Vous évoquez également le Caravage à plusieurs reprises. Était-il important, ou peut-être même nécessaire, pour vous de faire entrer en correspondance ces différentes formes d’expression artistique ?

AT : Oui parce qu’en plus ce sont des choses qui vont bien avec le roman. Lui est en quête de délicatesse. Cette toile du Caravage est vraiment à Rome, à la Galerie Doria-Pamphilj. Et cette femme est mystérieuse aussi. Et puis l’air de Vivaldi est d’une grande beauté. Je l’ai connu peu de temps avant d’écrire ce livre. J’ai trouvé que tout un sens se dégageait de cette « mariée méprisée » et que cela s’intégrait bien au roman. L’air de Vivaldi était aussi, pour moi, un moyen de me mettre dans l’ambiance, dans une atmosphère. Je l’écoutais tous les jours où j’écrivais, tôt le matin, vers six ou sept heures. Il est comme un passeport esthétique du roman lui-même. Je pense que Stella Finzi peut se penser comme une musique de Vivaldi. Si un jour le film se tourne, on peut imaginer Vincent en train d’acheter des fringues sur les Quatre Saisons ou sur la Sposa. Je l’imagine aussi reprendre l’avion, se rendre à Rome et comprendre qu’elle est morte sur cet air.

MS : Vous parlez de cinéma, de potentielle adaptation. Est-ce quelque chose qui vous intéresserait ? En tant qu’acteur, auteur et amateur de cinéma, aimeriez-vous passer derrière la caméra et adapter votre propre œuvre ?

AT : C’est une bonne question. Je ne pense pas car mettre en scène est un métier très difficile. J’ai beaucoup de respect pour les metteurs en scène, c’est vraiment un métier qui s’apprend, qui est loin d’être simple. En tant qu’acteur, j’ai pu constater que même faire un film moyen pour la télévision française est quelque chose de difficile. J’ai envoyé Stella à un réalisateur que je connais, Christophe Blanc. Je ne sais pas s’il va accepter. J’enverrai peut-être le livre à Valéria Golino, qui est aussi réalisatrice, ou au metteur en scène qui a travaillé avec elle sur Respiro. Ce serait un film à Rome mais en langue française. Concernant Stella, il serait odieux de faire le casting d’une femme laide. J’imagine une actrice que l’on modèlerait, dont on sculpterait le visage pour l’inventer. Mais il y a des gens dont c’est le métier. Souvent, les producteurs donnent des budgets à des gens dont ce n’est pas le métier et les résultats sont rarement exceptionnels. C’est très dur de faire un film, de tenir une équipe, c’est une autre écriture. Faire Mort à Venise, 2001 : L’Odyssée de l’espace, Fellini Roma, c’est un travail dingue.

MS : J’espère en tout cas que cela se fera pour vous, mais aussi pour nous lecteurs. Vous avez vraiment réussi à nous faire voyager, à nous transporter rien qu’avec les mots alors si votre roman est bien adapté, je suis convaincu que ce sera quelque chose de formidable.