Les bons ouvrages fictionnels ont ceci en commun qu’ils nous font oublier qu’ils ont un auteur. Loin de toute ambition narcissique propre à notre époque où le texte ne devient qu’un prétexte pour faire briller celui qui en est à l’origine, Gabriel Lévi se substitue ici véritablement à sa création. De cet habile geste d’humilité se dégage une écriture habitée par l’élégance d’un autre temps. C’est un roman sur l’errance duquel émanent des allures dix-neuvièmistes de mal du siècle tout en conservant une part de modernité.
La couverture jaune des « Éditions des instants » nous rappellerait presque celle qui ornait Les Souffrances du jeune Werther, en 1774. Le point de départ est d’ailleurs le même : une rupture et le questionnement sur les raisons de sa propre fuite : « Que je suis aise d’être parti ! Ah ! mon ami, qu’est-ce que le cœur de l’homme ? Te quitter, toi que j’aime, toi dont j’étais inséparable ; te quitter et être content ! Mais je sais que tu me le pardonnes. Mes autres liaisons ne semblaient-elles pas tout exprès choisies du sort pour tourmenter un cœur comme le mien ? La pauvre Léonore ! » (Johann Wolfgang von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, incipit) ; « Andrea s’acheminait vers la gare. Pourquoi quittait-il Nora si brusquement ? Il ne se l’expliquait pas lui-même. Tout en marchant, il ne pouvait s’empêcher de penser à elle. […] Après tout, il avait voulu cette rupture. Il l’avait même, en quelque sorte, orchestrée. » (Gabriel Lévi, Eugénie et Eugena, incipit).
En opposition au « je » goethien, Gabriel Lévi fait ici le choix de la troisième personne hétérodiégétique dans sa narration. Cela conduit à une certaine prise de distance vis-à-vis du protagoniste. Dès lors, le lecteur ne subit pas les épanchements d’une personnalité complexe, à la fois présente et absente, vivante et hantée, mais se place dans une posture presque analytique. Il regarde Andrea d’un point de vue extérieur et s’éloigne d’une vision trop manichéenne du texte.
Au milieu de la production littéraire contemporaine, ce roman est un véritable ovni. Eugénie et Eugena nous offre une succession de vues intemporelles. Si elles dépaysent, c’est justement par leur singularité. Trop ancrés dans l’immédiateté de notre temps, les textes actuels nous astreignent à un certain mode d’écriture. Gabriel Lévi s’en émancipe avec brio : c’est en cela que réside l’incontestable talent de sa plume. Aux quelques repères nous rappelant le XXI siècle (téléphones portables, internet et TGV) se substitue une poésie mélancolique dépourvue de toute marque temporelle.
C’est ta plume, et son élégance, qu’il faut louer! Superbe article, comme toujours.
Je ne connaissais pas les « Éditions des Instants »… Après quelques recherches, il s’agit d’une très petite structure assez récente. Leur catalogue, encore faible, a toutefois l’air très intéressant. Tu m’as donné très envie de m’atteler à cet ouvrage! Sais-tu dans quelles librairies peut-on le trouver ?
Un « ovni » comme tu dis, chapeau l’artiste
J’ai eu l’occasion d’entr’apercevoir certains posts de cette maison sur Facebook. Pour une modeste structure, elle a une très bonne communication, qui donne diablement envie de découvrir ce qu’elle propose.
Une chronique très intéressante que tu nous livres là. J’ai hâte d’en savoir plus quant à ce curieux Gabriel Lévi et son tout aussi énigmatique roman…
« Hétérodiégétique »… J’en apprends tous les jours!
Vive le XIXe siècle ! Merci à toi pour le partage de cette bonne astuce littéraire… La barre est placée haute, j’en attends désormais beaucoup de ce roman (mais doute fortement d’être déçu).