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Les années 1960 voient émerger des sciences humaines constituées en disciplines autonomes de la philosophie. Parmi les intellectuels de gauche, cette scission académique se manifeste notamment par le prisme d’une rupture radicale entre le projet scientifique universaliste et le projet révolutionnaire collectiviste. La querelle opposant Jean-Paul Sartre à Claude Lévi-Strauss en est sans nul doute l’exemple le plus probant.

Si nous voulons appréhender cette rupture, il nous faut d’abord être attentif à la posture que l’un et l’autre adoptent vis-à-vis de ces savoirs. Lévi-Strauss, anthropologue de formation, perçoit dans l’humanité une totalité de distinctions et de ressemblances à travers des sociétés qui cohabitent dans un même écosystème. Il s’engage dans une volonté productive de savoir anthropologique. Quant à lui, Sartre, dans une posture philosophico-politique, estime que cette humanité ne sera totalité qu’une fois le projet collectif révolutionnaire assouvi. 

Ces différences de perception donnent lieu à des scènes assez cocasses où Lévi-Strauss traite Sartre de colon en ce sens où les sociétés primitives n’ont que faire de son projet révolutionnaire, ce à quoi le philosophe se défend en rétorquant que que c’est la rareté des ressources qui aliène les sociétés primitives et qu’elles stagnent dans la « sérialité ». Mais, outre ces querelles dignes d’une cour de récréation, c’est un véritable débat qui s’opère entre structuralisme et existentialisme.

Après la parution de La Critique de la raison dialectique, en 1960, les structuralistes reprochent à Sartre d’ériger l’histoire en discipline sacrée et indétronable et de facto de maintenir l’idée d’une « réciprocité des perspectives entre une vie singulière et l’histoire humaine ». Comprenons par là qu’il lui est en réalité reproché de ne pas avoir mis à mal le sujet humain doué de liberté, de ne pas avoir soutenu l’idée d’un homme non pas doué de parole mais traversé et parlé par un système de signes, et de ne pas voir conçu l’Histoire comme celle des structures qui déterminent l’homme.

Pourtant, il est nécessaire de mettre en perspective ces commentaires et de rappeler que, dans la Critique, Sartre, bien loin de développer une vision cartésienne du sujet libre, fait de celui-ci un être dépendant de ce qu’il nomme le pratico-inerte. Ce terme, aussi connu sous l’appellation matière ouvrée (soit travaillée par l’homme), désigne tout ce qui est produit par la praxis humaine et se fige dans l’inertie de la matière. Sartre inclut dans ce concept les choses pensées, qui sont certes produites par les hommes mais font retour sur eux comme conditionnement. C’est précisément ce conditionnement qui fait perdre aux hommes leur liberté. Nous comprenons dès lors que les reproches susmentionnées témoignent davantage d’une mauvaise lecture de la Critique que d’une contre-réflexion philosophiquement fondée. Il n’y a nul sujet libre transcendantal, seulement des hommes conditionnés toutefois capables de faire quelque chose de ce que l’on fait d’eux. C’est cet effort que Sartre appelle liberté. Une liberté certes décentrée et entamée, mais une liberté malgré tout. Celle-ci ne peut toutefois être conquise par un simple individu mais, bien au contraire, par un collectif d’êtres sérialisés par l’inertie du pratico-inerte. Cette transmutation en groupe, cette fusion, est décrite avec insistance dans la Critique à travers l’exemple de la prise de la Bastille.