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Les drogues et autres substances psychotropes, profondément symptomatiques d’un besoin d’artificialité dans une société postindustrielle où le réel plonge toute existence dans l’absurde et le grotesque, n’ont cessé d’inspirer les artistes. Si elles représentent l’interdit et la perdition, il existe également une certaine tradition qui voit dans leur usage un outil d’émancipation et de création artistique. Bien loin de son image mondaine, Frédéric Beigbeder, dont l’allégeance oscille entre postmodernisme et postdécadentisme, semble avoir composé la majeure partie de son Œuvre littéraire en s’intégrant dans ce processus. En écartant tout désir de s’inscrire dans une démarche Sex, drugs and rock’n’roll, nous percevons dans la drogue un aspect métadiscursif indéniable. Nous nous intéresserons ici, à travers cette brève anthologie analytique, aux matérialisations stylistiques de la consommation de stupéfiants dans les ouvrages de Frédéric Beigbeder.

Le thème de la drogue est omniprésent dans l’univers littéraire de Beigbeder. Dans ses fictions, sa consommation est l’une des caractéristiques du postmodernisme en ce sens où elle s’érige en mode d’existence permettant de sortir de soi-même, de s’oublier, de se libérer.

Le désir d’évasion et la quête d’une meilleure vie

Si le sommeil permet de rêver d’une meilleure vie, la drogue, elle, donne l’illusion d’en vivre une. Elle apparaît, dans l’univers beigbedien, comme la solution artificielle aux problèmes naturels et existentiels. La consommation de psychotropes permet de sortir du temps en tant qu’elle crée une accoutumance à une « ère de l’éphémère » (Lipovetsky, 1987) et de l’instantané. Dès lors, les problèmes disparaissent.

« Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. » (Beigbeder, [2000] 2007: 53)

La maladie de fin de millénaire

À l’instar du XIXe, le XXe siècle voit lui aussi un mal toucher ses contemporains. Ainsi, dans Vacances dans le coma, Frédéric Beigbeder dépeint l’esseulement et la mélancolie propres à l’Homme de la fin du millénaire, lequel est malheureux de son bonheur apparent. Ce qu’il a accompli dans la vie est éphémère et inutile. Il n’est plus lui-même. Il est pluriel, existe sous plusieurs formes, et ne sait comment se contenter :

« Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire: Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, «tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa: soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marroniers. » (Beigbeder, 1994: 17)

L’émergence d’un neo-post-modernisme

Si nous devions ne retenir qu’une chose du postmodernisme, ce serait sans aucun doute son impossibilité de définir une quelconque identité dans une société dont le dessein n’a de cesse de s’accomplir par l’immatriculation et le désir d’ordonner. L’homme est alors morcelé, contraint, dépossédé de lui-même. C’est en cela qu’il perçoit dans la fête l’unique perspective d’émancipation :

« Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose: la fête. (Le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans: le fric permet la fête qui permet le sexe.) » (Beigbeder, 1994 : 18)

 

La drogue comme divertissement pascalien

Dans ses Pensées, Blaise Pascal s’exprimait en ces termes : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Lafuma 136, Brunschwicg 139). Comprenons par là que l’homme éprouve des difficultés à vivre avec lui-même. C’est en ce sens, par crainte de la mortalité et de la contingence de l’existence, qu’il s’adonne aux divertissements. Cette « angoisse » (à utiliser avec précaution en tant que Pascal n’utilise pas encore ce concept) commune qui nous ankylose n’est autre que la conscience de notre propre finitude. C’est à ce titre que la consommation excessive de stupéfiants rassure dans une société capitaliste où la satisfaction immédiate est devenue norme et où la fidélisation est garantie par le manque. Divertissement et capital ne font qu’un et se substituent à toute entité divine :

« Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. » (Beigbeder, [2000] 2007: 152)

Le constat est pire encore. Il est devenu nécessaire aux hommes de se transformer en vue de satisfaire le Capital (de la même manière qu’il a été nécessaire, dans d’autres temps, de satisfaire Dieu) :

« Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout courts. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. » (Beigbeder, [2000] 2007: 256)

 

« Les paradis artificiels pour fuir les enfers naturels » (Un Roman français)

Le recours aux stupéfiants, à l’altération immodérée de la réalité, est symptomatique d’un profond désenchantement et d’une perte d’espoir dans le réel. Mais il semblerait que le réel ait lui-même perdu espoir. Il condamne alors l’humanité à l’absurde, à continuer de faire semblant :

« Le monde ne veut plus changer […]. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. » (Beigbeder, 1994: 78)

Bilan

Finalement, nous comprenons que Frédéric Beigbeder propose une véritable analyse de la société française au prisme de la littérature en mettant en scène un narrateur décadent, déboussolé et imprégné par son époque. La drogue, bien qu’elle semble proposer des libertés et un moyen d‘émancipation, n’est qu’une manière supplématzaire d’asservir le citoyen contemporain. Si autrefois la religion était considérée comme l’opium du peuple, c’est désormais l’inverse qui s’opère aujourd’hui : l’opium est la religion du peuple.

La production littéraire beigbedienne, en faisant de la drogue sinon un substitut à la société du moins une alternative, met en évidence le caractère similaire des deux instances. S’abandonner aux substances, comme s’intégrer à la société contemporaine, procure initialement une certaine euphorie, un bien-être temporaire. Ensuite, celui-ci laisse place à l’angoisse, à l’incapacité de se retrouver et aboutit finalement sur la dépression ou le suicide.  L’absurdité de la société contemporaine et de la drogue se retrouve même dans le rapport que le narrateur entretient à la langue. Langage et pensée se désarticulent peu à peu : « uhtr !B    ! jgjikotggbàf ! ngègpenkv(    ntuj,kguk […]». Ses pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. » (Beigbeder, 1994: 132)

Mais le véritable moyen d‘émancipation, bien plus que les drogues, est l’écriture. Si sa consommation le conduit à une garde à vue prolongée, c’est grâce à l’écriture qu’il parviendra à s’extraire de sa cellule. Il lutte contre la claustrophobie en se remémorant son enfance, ce qui le conduit à entamer la rédaction d’Un roman français — couronné du Renaudot en 2009. La fuite, de sa cellule comme de l’absurdité de la société, semble pour lui uniquement permise par l’écriture. Les stupéfiants ne constituent en réalité qu’une nouvelle prison. Ils participent à une déshumanisation de l’homme, qui se perd peut-être plus encore que dans l’absurdité du monde.

Bine plus que mineure et mondaine, l’oeuvre de Beigbeder demeure profondément eschatologique. Elle annonce, dès son commencement, sa fin. La fin d’une société capitaliste, la fin de l’Occident. Il avait prédit une révolte populaire contre la bourgeoisie intellectuelle et le système dans ses Nouvelles sous ecstasy — mais c’est finalement Les Champs Élysées qui ont été pris d’assaut et non Saint-Gemrain-des-prés.

Son œuvre est aussi celle de la peur collective de la société occidentale confrontée à sa propre finitude. Elle ne trouve alors d’autre moyen que celui de se débaucher en compagnie Bacchus, avant de rejoindre Morphée.

BIBLIOGRAPHIE :

Frédéric Beigbeder, Vacances dans le coma, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche; 4070», 2002 [1994].

Beigbeder Frédéric, 99 francs (14,99 €), Paris, Gallimard, coll. «Folio ; 4062», 2007 [2000].

Frédéric Beigbeder, Nouvelles sous ecstasy, Paris, Gallimard, 1999.

Frédéric Beigbeder, L’égoïste romantique, Paris, Grasset, 2005.

Frédéric Beigbeder, Un roman français. Paris, Grasset, 2009.

Ollivier Dyens, La Condition inhumaine: essai sur l’effroi technologique, Paris, Flammarion, 2008.

Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal: essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006.

Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère : la mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard, 1987.

Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne: rapport sur le savoir, Éditions de Minuit, 1979.

Maffesoli, Michel, Iconologies: nos idol@tries postmodernes, Paris, Albin Michel, 2008.