Temps de lecture : 16 minutes

« Un texte littérairement bon est un texte intemporel »

C’est un doux mercredi de mai. La place de la Sorbonne s’agrège d’étudiants venus boire un café ou fumer une cigarette. Les arbres, vulnérables victimes du rythme des saisons, retrouvent de leur splendeur. À travers leurs feuilles, les rayons du soleil se fraient un chemin et ragaillardiraient presque les âmes esseulées. Je m’apprête à rencontrer Stéphane Bernard. Cet ancien chercheur en psychologie cognitive a récemment fondé les Éditions des Instants, une maison qui s’impose avec grâce sur la scène éditoriale française et qui se démarque par la volonté de « réinterroger le présent à travers le prisme des instants ».

MS : Bonjour Stéphane, merci beaucoup de me recevoir.

SB : Bonjour Mattéo, merci à toi.

MS : Pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas encore, peux-tu te présenter ?

 SB : Je m’appelle Stéphane Bernard, j’ai fondé les Éditions des Instants très récemment. On a vraiment commencé au mois de juin 2021, ça fait donc un an, et je peux dire que je ne viens pas du tout du monde de l’édition.

MS : Que faisais-tu auparavant ?

SB : Avant j’étais chercheur à l’université, dans un domaine qui était complètement autre puisque je faisais de la psychologie cognitive de l’enfant. J’ai fait une thèse et j’ai eu la chance de pouvoir continuer à faire de la recherche pendant plusieurs années, comme un indépendant, en ayant toujours des contrats. J’ai travaillé notamment en Suisse. Je savais que je ne voulais pas devenir maître de conférence ou professeur, et donc que ce n’était que pour un temps.

MS : Pas dans le domaine littéraire mais dans un certain milieu intellectuel malgré tout, où la réflexion et la recherche avaient une place importante.

SB : Oui, peut-être similaire dans les façons de travailler aussi. Je me rends compte que ça m’a beaucoup aidé pour démarrer.

MS : Le démarrage, justement, comment s’est-il passé pour les Éditions des Instants ? Comment l’idée de créer ta propre structure éditoriale est-elle venue ? Était-ce un rêve d’enfance ou quelque chose de plus spontané, sur le tard ?

SB : C’est venu sur le tard. Je viens d’un milieu où il n’y avait pas de livres. J’ai découvert la littérature tout seul, en autodidacte. C’est ce que j’ai aimé dans la littérature et dans la philosophie d’ailleurs. Et dès le début, pour moi, c’était un monde à part. C’est pour ça que j’ai continué des études dans un domaine différent. C’était pour moi un monde indépendant, à part. Et puis comme j’ai arrêté la recherche, j’ai eu envie de défendre des textes que j’aimais. Des auteurs qui sont, selon moi, un peu oublié mais aussi des textes contemporains que je connaissais. Il n’y a pas de fin de la littérature. Il y a de la littérature aujourd’hui aussi. Elle est peut-être noyée dans un flot mais il y en a toujours.

MS : Peux-tu nous parler de ton rapport aux livres ? Les percevais-tu comme quelque chose d’inaccessible, qui appartenait à d’autres ?

SB : Ça n’a pas vraiment été mon cas. Je n’avais pas vraiment de représentation. C’était très bien parce que j’étais vierge de toute représentation. Je ne voyais pas dans les livres quelque chose d’exceptionnel, d’inaccessible. J’ai juste découvert ce monde et je m’y suis engouffré. C’est comme ça que ça s’est passé. Et il est vrai que j’ai toujours voulu garder ce monde « à côté », c’était quelque chose de très personnel.

MS : La lecture occupait donc une part importante de ta vie.

SB : Oui, tout à fait.

MS : Aujourd’hui, trouves-tu encore le temps de lire pour le plaisir avec le travail très prenant que l’on connait aux éditeurs ?

SB : C’est l’un de mes problèmes actuels (rires). Disons que ça commence à se résorber un petit peu. J’ai commencé « très fort ». On a sorti dix livres en un an. C’est une chose que j’avais programmée. J’avais monté un projet pour avoir un diffuseur et un distributeur. Mais la lecture personnelle commence à revenir un peu et j’en ai besoin de toute façon. J’ai besoin de cet espace de lecture, il faut que je me le réapproprie. Pour l’instant, j’ai moins le temps de lire en tout cas. Ceci dit, parmi les choses que je reçois ou sur lesquelles je travaille, il y a des choses très intéressantes donc ce n’est pas si dissocié que ça dans le fond.

MS : Tu évoquais justement l’élaboration d’un programme et des débuts très intenses avec dix livres publiés. Comment fait-on, lorsque l’on est complètement extérieur au monde de l’édition, pour monter sa structure et s’imposer aussi rapidement ?

SB : S’imposer c’est un grand mot (rires). Je crois qu’il y a une part d’inconscience. C’est-à-dire que je me suis dit « allez, je commence vraiment » et je me suis renseigné. Ça n’a pas été si compliqué que ça. J’ai fait un projet sur trois ans réunissant des textes que j’estime de qualité, qui s’inscrivent dans l’exigence que j’ai de la littérature et de la pensée en règle générale, qui sont complètement liées pour moi. Et ça s’est fait assez facilement. Monter la structure n’est pas très compliqué. La chose importante était de trouver un diffuseur/distributeur. Une fois que le projet a été monté, je l’ai proposé et j’en ai trouvé un. Ensuite les choses s’enchaînent assez facilement. Bien sûr, il faut avoir un budget de départ mais, globalement, c’est ainsi que ça s’est déroulé.

MS : Comment as-tu fait pour réunir des textes contemporains alors que la structure n’existait pas encore ?

SB : Ce sont les auteurs qui sont venus à moi, surtout. J’avoue que très vite, quand j’ai commencé à faire un peu de réseau, les auteurs sont venus vers moi. Certains auteurs m’ont beaucoup aidé, ils ont fait des liens, m’ont ouvert des portes. Par exemple, j’ai publié le roman de Marie-Hélène Gauthier, La nuit des choses, et très vite, spontanément, elle a voulu m’aider. C’est grâce à elle que j’ai eu accès aux carnets inédits de Paul Gadenne, par exemple, puisqu’elle avait écrit un livre qui portant notamment sur lui (La poéthique : Paul Gadenne, Henri Thomas, Georges Perros, Éditions du Sandre, 2010). Elle m’a mis en contact avec l’ayant-droit. Elle m’a aussi mis en lien, pour un autre projet, un portrait de Vauvenargues, avec un spécialiste de cet auteur. Plusieurs personnes m’ont tout de suite aidé pour former ce projet. Et puis, dans le même temps, je recevais aussi des manuscrits. Voilà. Le projet initial était de publier cinq livres par an.

MS : Et finalement il y en a eu dix en un an. (rires)

SB : Oui, voilà (rires).

MS : On constate une certaine solidarité et des liens forts dès le début de ton aventure. Il y a, dans le terme même de maison d’édition, l’idée d’une maison, d’un foyer familial. Une structure indépendante permet-elle d’avoir une relation différente avec ses auteurs, plus familiale et moins ancrée dans un rapport d’entreprise cherchant à maximiser ses profits ?

SB : C’est ce qui s’est produit pour moi en tout cas. Après, je n’ai pas l’expérience d’autres structures qui travaillent peut-être différemment. À mon avis, d’une certaine façon, lorsque j’ai une affinité avec un texte, j’ai aussi une affinité avec la personne qui l’a écrit. Jusqu’à un certain point, évidemment, mais ce n’est pas du tout un problème. Je ne cherche pas des semblables, ce qui à mon sens n’a pas grand intérêt, ni sens. Mais il y a quand même des affinités. Je ne sais pas si j’ai eu de la chance mais j’ai eu une certaine affinité avec tous les auteurs de qui j’ai reçu un manuscrit. Je fais un travail important aussi avec les auteurs. Je n’hésite pas à revenir sur le texte, à faire des suggestions. Et ça s’est toujours très bien passé. Les auteurs étaient, me semble-t-il, contents de l’évolution du texte. Je parle d’évolution mais ça reste relativement minime. Je ne parle pas de déconstruction ou de réécriture. C’est plutôt sur certains éléments de langue, certains rythmes, certains tons…

MS : Peux-tu nous parler plus en détail du métier d’éditeur ? Il ne consiste évident pas qu’à lire et publier des manuscrits. Il y a aussi, comme tu viens de l’évoquer, toute une part de lecture attentive, de relecture, de corrections ?

SB : Oui, tout à fait. On reçoit le manuscrit. Pour certains, on n’en lit qu’une partie à plusieurs étapes du texte. Très vite, on sent s’il y a quelque chose ou pas. C’est mon cas du moins. Ensuite, je dis que je suis intéressé mais je dis aussi que je ne prendrai pas le manuscrit tel quel (du moins cela s’est passé ainsi pour l’instant). Je demande à l’auteur, déjà, s’il est ouvert aux suggestions, au fait que l’on travaille ensemble sur son manuscrit. Il y a des auteurs qui refusent que l’on change une virgule à leur texte, ce que je conçois tout à fait. Mais je n’ai pas encore reçu de manuscrit où je ne voulais pas changer une virgule (rires). Il y a un gros travail à ce niveau-là. Ensuite, effectivement, il y a tout ce qui concerne la mise en forme du texte. Il y a aussi toute une organisation liée au diffuseur et au distributeur. Par exemple, les carnets inédits de Paul Gadenne que j’ai publiés en mars, j’ai dû les enregistrer chez le diffuseur en novembre. Il y a presque cinq mois de décalage, et ceci pour tous les livres. C’est toute une organisation nécessaire pour que les représentants, par exemple, puissent faire le travail avec les librairies.

MS : Quelqu’un d’extérieur au milieu ne se rendrait que difficilement compte qu’il existe autant de délais.

SB : Oui, il y a de gros délais. Et c’est même plus long, puisqu’il y a tout le travail en amont sur le texte. Il y a des textes qui nous intéressent mais dont la parution doit être décalée car nous avons déjà d’autres manuscrits en cours. Ça peut être un an, un an et demi. Ce n’est pas rare, dans le monde de l’édition, qu’un texte soit accepté mais qu’il ne soit publié que deux ans plus tard. C’est exactement la même chose dans le milieu de la recherche d’ailleurs.

MS : J’imagine même qu’il doit exister de très nombreux auteurs en devenir qui ne connaissent pas tous les mécanismes éditoriaux, tous les orages, et qui doivent être étonnés de ne pas avoir reçu de réponse six mois après l’envoi d’un manuscrit.

SB : Oui. Quand on reçoit un texte, on n’est pas toujours en capacité de le lire sur le moment. Maintenant je reçois beaucoup de manuscrits et je ne peux pas tout lire et de donner une réponse rapidement. Tout se décale aussi en fonction du programme que l’on a. Tout est en parallèle. Et il n’y a pas que ça. Faire parler d’un livre à sa sortie prend aussi beaucoup de temps. Il y a toute une part de communication à prendre en compte. Les Éditions des Instants existent depuis un an alors, évidemment, c’est difficile de se faire largement connaître. Mais ça ne s’est pas passé trop mal. J’ai été étonné. Même en termes de recensions. Beaucoup de personnes se sont intéressées à nous, déjà, du moins plus que je n’aurais pensé. Il arrive même maintenant qu’on nous demande des livres pour des recensions. Je vois que c’est en train de bouger, que ça prend un peu. L’autre élément, je pense, c’est que des personnes reconnaissent et aiment quelque chose dans notre travail. Ce n’est pas simplement pour nous faire plaisir, bien sûr, je crois qu’ils apprécient les textes que nous proposons. Pour moi, l’une des étapes suivantes, c’est de faire connaître la maison d’édition à un plus large public possible.

MS : Concernant la distribution, j’ai été très étonné puisque par chez moi, en banlieue, j’ai trouvé les Portraits de pessimistes (de Paul-Armand Challemel-Lacour). Les ouvrages se diffusent en dehors de la sphère parisienne et des réseaux sociaux, c’est une excellente chose qui présage de toucher justement un plus large public !

SB : Oui. Le diffuseur/distributeur travaille dans toute la France et en Belgique. C’est un peu compliqué avec mon diffuseur pour l’instant, c’est un peu mon point noir. Mais il faut voir avec le temps… Aussi, il y a toute une partie de la relation avec les libraires qu’il faut instaurer et c’est un aspect qui prend aussi beaucoup de temps, que l’on doit faire en plus, et qui est très important.

MS : Revenons au rôle de l’éditeur. Jean-Marie Laclavetine disait : « Être éditeur, c’est avant de tout savoir dire non. » Qu’en penses-tu ? Dis-tu beaucoup non depuis que tu as fondé les Éditions des Instants, que la maison se fait connaître et que tu reçois beaucoup de manuscrits ?

SB : Alors je retournerais volontiers cette phrase. Je pense qu’être éditeur, c’est savoir dire oui. Ce qui revient au même puisque si l’on ne dit pas oui, on dit non. Mais je préfère cette formule. C’est savoir dire oui, savoir faire des choix pertinents. Savoir dire oui à certains projets. Même pour des rééditions, je me suis retrouvé avec de nombreuses propositions de projets et il faut savoir choisir. C’est de toute façon une fidélité à la ligne éditoriale de la maison qui guide ce oui, au type de texte que l’on veut publier et ce n’est pas si compliqué que ça car l’idée n’est pas de faire plaisir à un auteur mais de donner à la maison une identité qui soit reconnaissable et pertinente. Ce n’est pas si difficile que ça finalement.

MS : Peux-tu nous parler justement de ta ligne éditoriale ? Elle semble osciller entre publications originales et rééditions. On note un certain désir de réunir des pièces intemporelles et de les faire dialoguer entre elles, indépendamment de leur temporalité.

SB : C’est moitié-moitié, disons. Notre ligne éditoriale est avant tout liée à une exigence par rapport à l’écriture. C’est très important pour moi. Et aussi, l’importance d’une certaine littérature de l’intériorité, de l’expérience, mais d’une expérience « armée » d’un ton, d’un style, d’une écriture. Quand je parle d’expérience, c’est relatif aux instants, aussi, le fait que certaines expériences particulières peuvent être des moments clés qui structurent une œuvre, qui tournent autour de ces instants. Il y a aussi, comme tu le soulignes, une certaine idée d’intemporalité. C’est vrai que j’aime les textes qui sont peu marqués par le monde contemporain. Ils sont dans le contemporain mais n’en sont pas dépendants, ils pourraient être lus à une autre époque.

MS : C’était très marquant dans le roman de Gabriel Lévi. On sentait que l’intrigue se déroulait à notre époque, pour autant il n’y avait aucun indicateur temporel précis.

SB : Oui, c’est mélangé en fait. Il y aussi des thématiques qui sont traitées de façon intemporelle. Le roman de Marie-Hélène Gautier parle d’une passion qui se délite mais il y a de nombreuses façons de traiter la question. Je pense qu’un texte littérairement bon est un texte qui est intemporel. Même s’il est coloré de certains aspects contemporains, ça ne change rien. Ce n’est pas une volonté d’effacer toutes les traces du contemporain, pas du tout. Mais je crois que l’écriture dépasse cet aspect. C’est pour ça que j’aurais du mal à publier des textes qui ne sont, pour moi, pas vraiment littéraires et qui relèvent davantage du témoignage, etc. L’expérience est essentielle, cruciale même, mais elle doit être « retravaillée », elle doit être enveloppée par l’art d’écrire, de redonner cette expérience.

MS : Tes expériences précédentes, notamment en tant que chercheur, t’ont-elles aidé dans ton travail d’éditeur ?

SB : Je pense que ça a pu m’aider dans les aspects techniques, au niveau de la rigueur (et j’en ai besoin), de l’organisation, de l’utilisation de logiciels… Mais fondamentalement je pense que ça reste des aspects superficiels.

MS : Et cela contribue à une vision de ton rapport à la lecture ? La psychocritique a connu quelques gloires dans la seconde moitié du XXe siècle en tendant à mettre en exergue des symptômes de l’inconscient de l’auteur.

SB : Non, je ne crois pas, j’ai toujours situé la littérature dans un champ indépendant. Je n’ai jamais essayé de faire de ponts entre mes lectures et mon travail en psychologie cognitive, pour moi ce sont deux mondes différents. J’ai le titre de psychologue mais je ne suis absolument pas psychologue, je crois (rires). J’aime les textes qui justement ne rentrent pas spécifiquement dans le psychologique, dans la rumination, etc. J’aime aussi les textes où il y a une sorte de flou, où on laisse au lecteur la possibilité de lire plusieurs actions, choses, comportements différemment sans donner toutes les clés (ou croire donner les clefs) en disant que tel personnage est ainsi et que tel autre est comme ça. Ça contribue à figer quelque chose ou quelqu’un alors que pour moi, ça ne fait que fluctuer. Il n’y a que du mouvement. Le « rôle » de la littérature est aussi, selon moi, d’offrir une image de l’être humain qui n’existe vraiment que dans la complexité. C’est pour ça que j’ai du mal avec les simplifications, avec les choses qui sont trop simplifiées, trop rigides.

MS : Tu as créé ta maison d’édition en pleine période de pandémie. Le contexte n’a-t-il pas ralenti tes projets ?

SB : Non, je dois dire que ça n’a pas été trop difficile (et en même temps je n’ai pas d’expérience dans un autre contexte). Je crois que c’était une forme d’inconscience de ma part par rapport à ce que ça impliquait et engendrait. Je n’étais pas certain à la base d’avoir un diffuseur. Je ne savais absolument pas quelle tournure tout cela allait prendre. Et il s’est avéré que les libraires n’ont pas tant souffert que ça. Enfin, tout dépendait de la zone géographique visiblement. Je n’avais pas envisagé tout ça, simplement, et c’est difficile à évaluer en fait.

MS : A-t-elle eu une influence sur le monde de l’édition en tant que tel ? On a vu les éditions Gallimard arrêter temporairement la réception de nouveaux manuscrits, le confinement semble avoir été une grande source d’inspiration pour beaucoup d’aspirants écrivains…J’ai lu un jour que tout le monde devait écrire mais que tout le monde ne devait pas pour autant être publié. De très nombreuses personnes ont envoyé des manuscrits après les confinements. Est-ce que cela a changé notre façon d’appréhender la littérature ? Est-ce peut-être notre époque qui faut que quiconque se sent légitime de faire parvenir un manuscrit à un éditeur ?

SB : Ce n’est pas une mauvaise réflexion de dire que tout le monde devrait écrire mais pas forcément être publié parce que l’écriture est libératrice, cathartique, beaucoup d’écrivains l’ont souligné. Quand on a écrit quelque chose, c’est derrière soi, ça sort de soi, en quelque sorte. Après, je ne sais pas l’expérience qu’en ont les personnes si leur texte n’est pas publié. C’est peut-être aussi un problème de conception de la littérature, de considérer que n’importe qui peut publier un livre. C’est une question très complexe car il y a là la question de l’art, sachant que les méthodes et les techniques de l’art ne sont pas toujours nécessaires pour faire quelque chose qui soit reconnu comme artistique. Je trouve que c’est très bien que beaucoup de gens écrivent. Disons que le problème, c’est que la masse de production noie beaucoup de choses. Je crois qu’il faut faire indépendamment de cela, si on fait une chose elle ne doit pas être sous le joug de comment penser, comment écrire, comment faire une œuvre. Mais beaucoup de gens écrivent, c’est certain, je m’en rends compte avec le nombre de manuscrits que je reçois !

MS : Les manuscrits, justement, es-tu seul pour les lire ?

SB : Au début nous étions deux et maintenant je suis tout seul (enfin je dois préciser que j’ai aussi des stagiaires qui m’aident beaucoup). Mais même au commencement, c’était moi qui m’occupais de la partie éditoriale, ça n’a donc pas changé.

MS : J’imagine que c’est très prenant au quotidien.

SB : C’est très prenant, oui.

MS : Mais j’imagine aussi que c’est une passion.

SB : Oui, bien sûr. C’est une passion. Mais j’ai aussi besoin d’ « équilibre », de conserver un espace séparé de ce travail, comme je l’ai toujours fait. Maintenant, je pense que ça va s’équilibrer.

MS : Ça va très certainement s’équilibrer. Tu as commencé très intensément. Tu as sans doute aujourd’hui acquis plus d’expérience qui te permettront de faire certains aspects de ton travail différemment ou plus rapidement.

SB : Oui, absolument. Aussi concernant les liens que j’ai créés, ça prend beaucoup de temps de rencontrer des personnes. Mais c’est une bonne chose, et belle. C’est un côté qui me plaît énormément. C’est très plaisant même si ça prend beaucoup de temps. Et maintenant que j’ai un certain nombre de liens, les choses vont peut-être un peu plus vite.

MS : Il faut les entretenir mais plus les créer.

SB : Voilà, exactement.

MS : On évoquait il y a quelques instants le fait qu’un grand nombre de personnes écrivait. Ce n’est jamais quelque chose qui t’a tenté ?

SB : Si, j’ai écrit un petit peu. Mais sans trop pousser.

MS : On n’aura donc pas la chance de lire tes productions ?

SB : Non, c’est ça, enfin peut-être un jour (rires).

MS : Je pense que tu connais bien l’éditeur si jamais tu décides de vouloir être publié (rires).

SB : Oui, éventuellement je pourrais lui en toucher un mot (rires).

MS : Peux-tu, en tant qu’éditeur justement, nous apporter ton regard sur l’époque littéraire que nous traversons ? Tu évoquais précédemment l’idée que l’on était noyés dans une masse de productions. Constates-tu certaines tendances, par rapport aux textes que tu reçois peut-être ?

SB : Pas tellement. Je suis un peu épargné, pour l’instant en tout cas, d’une tendance lourde dans certaines orientations que je considère de mode. Je n’ai pas tellement envie d’entrer dans les détails mais il y a des choses qui « marchent », des thématiques dont les éditeurs savent qu’elles seront porteuses en fonction de vogues, de mouvements sociaux, de mouvements de « pensée », de morale… Ce qui est d’ailleurs très bien d’un certain point de vue. Bien sûr, la littérature peut parler de n’importe quoi. Le sujet importe peu selon moi, mais il faut qu’il y ait un certain art d’écrire avec, et de penser.

MS : As-tu l’impression, aujourd’hui, que l’on publie davantage pour le sujet que pour la façon d’écrire, notamment dans les grosses maisons d’édition ?

SB : Je crois, oui (rires). On pourrait dire beaucoup de choses à ce propos. Les sujets prennent une grande place. Mais je ne voudrais pas entrer dans des choses de l’édition qui ne sont pas reluisantes. Mais les sujets sont centraux, oui.

MS : Pour rester dans une thématique d’actualité, même si l’on s’éloigne légèrement de la façon d’écrire, parlons brièvement de l’invasion du numérique dans nos vies. Avec les confinements successifs, nous avons vu de nombreuses choses se numériser (cours, réunions professionnelles, même les apéros !). Dans ce monde complètement numérisé, penses-tu que les éditeurs et les maisons devraient s’intéresser davantage à la question de l’édition numérique ? Ou bien faut-il s’inscrire dans une tradition presque ancestrale du livre et se concentrer sur « l’objet » papier ?

SB : Beaucoup d’éditeurs le font déjà. Pour les Éditions des Instants, ce n’est pas du tout l’objectif. Je pense, au contraire, que s’il y a autant d’aspects numérisés, extérieurs, impalpables, il faut des espaces matériels, sensuels si j’ose dire. Et pour moi, le livre, c’est ça. C’est quelque chose, là-encore, d’intemporel. Quand on lisait un livre au XVIIe siècle, on n’avait pas besoin d’électricité. Aujourd’hui, quand on lit un livre, on peut l’emmener n’importe où. C’est aussi quelque chose qui est lié à l’indépendance. Pour moi, le livre est crucial, c’est un rapport particulier aussi avec l’ « objet ». C’est pour ça que j’essaie de faire de beaux livres.

MS : J’allais justement aborder cet aspect-là. Quelque chose d’absolument marquant lorsque l’on ouvre un livre publié aux Éditions des Instants, c’est sa beauté, sa facture. Peux-tu nous parler de ça, du processus ?

SB : Oui, bien sûr. D’abord, il y a tout ce qui concerne les choix de mise en page, la typographie, les espaces, etc. Tout se fait sur un logiciel qui s’appelle InDesign. Il y a aussi le choix des papiers (intérieurs et extérieurs). Je travaille pour l’instant avec des papiers italiens pour les couvertures. Du point de vue graphique, j’ai tout fait tout seul (sauf pour notre dernier livre, le « Sur Molière » d’André Suarès). Après, je suis parti sur une formule qui était assez épurée, c’était donc peut-être plus facile de pouvoir le faire. Ensuite, on se retrouve avec deux fichiers séparés : un fichier texte et un fichier couverture. Il faut alors trouver un imprimeur qui travaille avec le type de papier et d’impression souhaités. Il y a des contraintes de ce point de vue-là. Les imprimeurs ne travaillent pas tous avec les mêmes fournisseurs, ne font pas tous le même genre d’impression. Ça dépend aussi du nombre d’exemplaires que l’on tire. Une partie des livres fabriqués part chez le distributeur, qui va les stocker et s’occuper de la relation avec les libraires. C’est toute la partie logistique. Et une autre partie arrive à la maison d’édition pour tout ce qui est service de presse, ventes directes sur notre site ou lors des salons, pour les exemplaires auteurs et aussi, pour les amis.

MS : C’est très intéressant d’en savoir plus sur l’envers du décor. C’est vraiment un domaine que peu de personnes connaissent, même au sein des grands lecteurs. On se rend aussi compte du grand panel de qualités qu’il faut pour être éditeur, c’est vraiment un métier très pluridisciplinaire. Bravo en tout cas !

SB : Je ne pense peut-être pas à tout mais c’est vrai qu’il y a beaucoup d’étapes et de domaines différents. J’ai oublié toute la partie comptabilité. On doit aussi en faire (rires).

MS : Ce qui n’est pas forcément le domaine de prédilection des littéraires (rires).

SB : Oui, c’est vrai (rires). J’ai fait beaucoup de mathématiques dans le cadre de mes recherches en psychologie expérimentale, il y avait beaucoup de statistiques par exemple. De ce point de vue-là, la comptabilité n’est pas trop difficile ; même si j’ai toujours tendance à la remettre au lendemain.

MS : Il faut même des maths pour travailler dans l’édition ! La géographie aussi joue un rôle important. Auparavant, tu as vécu en Suisse et à Lyon. Es-tu arrivé sur Paris spécialement pour ton projet éditorial ?

SB : Non, je suis venu pour des raisons personnelles. Je suis arrivé il y a quatre ans, ce qui correspond à la période où j’ai arrêté la recherche. Je n’avais jamais vécu à Paris, j’étais curieux. Je connaissais bien la ville, beaucoup de mes amis y vivaient. Je ne savais pas encore ce que j’allais faire. Mais c’est clair que pour l’édition, beaucoup de choses se passent là. Et puis c’est tellement facile pour voir quelqu’un de ce milieu. Si j’avais fait ça en province, comme on dit, ça ne se serait pas passé comme ça, c’est une certitude. Parce que le fait de rencontrer des personnes joue beaucoup. C’est assez drôle d’ailleurs. Je ne viens pas de ce milieu et reste très spontané. Si ça ne marche pas, ce n’est pas grave, je ne vais pas en mourir. Bizarrement, je crois que c’est assez apprécié.

MS : Toujours cette volonté de rester un électron-libre.

SB : Oui. Je crois que j’ai toujours été un électron-libre (rires).

MS : On constate aussi le rôle important des réseaux, qui ont bien évidemment leurs lots d’anomalies et d’abus, mais qui peuvent également jouer un rôle privilégié sur le plan des rencontres et de la promotion. Ton exemple nous montre qu’on est encore capable de tisser des liens, d’avoir des interactions sociales grâce aux réseaux sociaux.

SB : Oui tout à fait, ça m’a beaucoup étonné. Après, dans ce milieu je rencontre aussi des personnes qui « gravitent » un temps autour de la maison juste par intérêt, ce dont on se rend compte ensuite. Si on ne répond pas à leurs attentes, elles disparaissent, il y a vraiment de tout. Ça fait partie du jeu.

MS : Penses-tu qu’il s’agit là d’un état d’esprit propre au milieu littéraire et, plus largement, intellectuel ou artistique ?

Je ne pense pas. C’est un milieu difficile, et pour tout le monde. On m’a raconté l’autre jour que même pour les grosses maisons d’éditions, certains libraires ne prennent qu’un auteur parmi trois particulièrement connus. Même pour ceux qui ont beaucoup de presse, c’est un milieu difficile. Chacun essaie d’exister d’une certaine façon et c’est difficile. Mais globalement j’ai eu beaucoup de chance, j’ai vraiment rencontré des personnes très  intéressantes, qui m’ont spontanément aidé, des personnes que j’apprécie beaucoup et dont je suis très reconnaissant.