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Un an après son éviction de la matinale d’Inter, Frédéric Beigbeder livre, dans L’Homme qui pleure de rire, la critique d’une société où règne uniformisation de la pensée, injonction sociale au communautarisme et ghettos intellectuels. Bien plus qu’un pamphlet à l’encontre de la première radio de France, il s’agit là d’une véritable prise de conscience, tant personnelle que sociétale.

Tout a commencé un 15 novembre 2018. Le ça a repris le dessus. Frédéric Beigbeder est redevenu Octave Parango. Lui qui, lors de la promotion de son essai La frivolité est une affaire sérieuse, affirmait se lasser de la vie médiatico-parisienne, a finalement trouvé le moyen de la quitter définitivement : se griller en direct sur la matinale la plus écoutée de France. Là où l’inconscient frappe le plus, c’est que cette chronique saccagée était peut-être, plaide l’auteur, un acte manqué. De la même manière qu’il n’a pas eu le courage de quitter le monde publicitaire et a préféré attendre de se faire renvoyer lors de la publication de 99 francs, il a perpétré son éviction de la matinale. Le chroniqueur improvisé, fidèle à sa réputation, s’excusait d’avoir perdu son texte durant la nuit qu’il a passée à ingurgiter des shots en tous genres lors de l’inauguration du Medellin. Mais la médiocrité de sa chronique n’était pas dépourvue de poésie. Il y avait quelque chose de très lyrique chez ce personnage torturé entre deux entités, à la manière du Docteur Jekyll et de M. Hyde. L’auteur explique que Parango se « manifeste tous les dix ans dans [son] existence, généralement quand [sa] situation se stabilise, comme pour salir intégralement [sa] réputation ».

Mais derrière ce roman aux allures de règlement de comptes, L’Homme qui pleure de rire est une véritable réflexion sur la société et ses maux. Le roman est pensé et réalisé comme la fresque de l’absurdité de notre ère, de ses cruautés, de ses heurts, de ses hypocrisies, et semble dépourvu de tout espoir. À mesure que l’on progresse dans la lecture, les penchants nihilistes d’Octave Parango ressurgissent et l’on assiste à une vue passive du monde avec une sensibilité prononcée et sans aspiration vers l’avenir.  Le désespoir du personnage, en raison de sa fracassante chute dans l’ascenseur social, est bien plus prononcé que dans les tomes précédents : il s’agit d’un désespoir sincère qui est aux prises avec son propre cynisme. Mais celui-ci peut également s’expliquer par une société contemporaine, notamment marquée par l’urgence climatique et l’insurrection sociale, où l’espoir n’est plus permis : « ça fait cinquante ans que l’on sait qu’un système économique basé sur la croissance ne tient pas dans une planète dont les ressources sont limitées », explique-t-il à Paris Match.

Frédéric Beigbeder s’inscrit par ailleurs dans la logique de Georg Lukács consistant à mettre en relation les formes littéraires et les différentes phases de l’histoire sociale. Car si le « roman est l’épopée d’un monde sans dieux », il devient alors nécessaire d’y trouver un substitut divin. Et la trilogie Octave Parango, en s’étalant sur trois décennies, en est le parfait exemple. Dans la première, le nouveau dieu est la publicité. S’ensuit alors, dans la suivante, une divinisation de la femme, au sens strict, dont on pose les bases d’une perfection —or, théologiquement, seul dieu est parfait. La dernière décennie est, quant à elle, marquée par une dictature du rire. Un rire qui se moque de tout et dont on ne peut se moquer : « Il ne fallait surtout pas s’aviser de les contredire ou de leur appliquer le traitement qu’ils infligeaient aux autres. Octave était surpris par la susceptibilité des corrosifs. Ces amuseurs qui passent leur vie à se moquer d’autrui enragent si on les prend pour cible […]. Ne vous avisez pas de les tourner en ridicule : le vrai pouvoir ne supporte pas la critique » (L’homme qui pleure de rire, page 55). Car le rire est devenu un véritable pouvoir. Et l’auteur n’hésite pas à citer Étienne de la Boétie et son Discours de la servitude volontaire dans lequel le philosophe dénonce, entre autres, le rire comme instrument de la soumission du peuple, comme moyen de « distraire le peuple pour le maintenir dans son asservissement ».

Mais cette réflexion sociale s’orchestre également autour de la critique de l’institution. À travers cette onzième fiction, Frédéric Beigbeder s’insurge contre ladite institution tout en admettant en faire partie. Celui qu’on qualifie, trop souvent, de nombriliste pose un regard critique sur cette hypocrisie germanoprataine dont il assume paradoxalement l’appartenance. Il évoquait par ailleurs, dans un entretien donné à Léa Salamé pour une émission de « Stupéfiant ! » consacrée au « paradis perdu » que représente désormais Saint-Germain-des-Prés, que la méfiance de la population à l’égard des intellectuels s’explique, légitimement, par le fait que ceux-ci ont continuité de théoriser tout en cessant d’agir, accroissant de facto la déconnexion totale de ces élites vis-à-vis des classes populaires. Dans la même logique, il se confiait sur la question des Gilets jaunes dans un portrait réalisé le 3 janvier dernier par Paris Match : « ce mouvement me permet de comprendre que les vrais rebelles ne sont pas ceux qui font un billet d’humeur le jeudi matin à la radio, mais ceux qui mettent le feu au Fouquet’s. En investissant les Champs-Elysées dans le but d’aller voir Macron, les gilets jaunes ont obtenu bien plus que tous ceux qui défilent depuis des années de République à Nation. Ce mouvement a fait sentir aux gens de ma génération que nous étions un peu ridicules, nous qui étions dans la dérision permanente, l’ironie, qui n’arrêtions pas de critiquer le pouvoir. Mais nous n’avons pas fait grand-chose pour que ça change. Moi qui ai beaucoup raillé en ne prenant jamais aucun risque tout en prônant la révolution en permanence, j’étais le nez devant mon impuissance ». Il ajoute, à propos de son dernier roman, que c’est « un livre sérieux contre les gens qui passent leur temps à dénigrer le système sans s’apercevoir que le système, c’est eux ».

Ce roman s’inscrit finalement dans une prise de maturité d’un auteur — maturité déjà percevable dans ses deux ouvrages précédents— qui, semble-t-il, éprouve la volonté de s’émanciper de son image de « gentil déconneur » pour un statut, plus sérieux, d’écrivain social. Le chemin semble encore long. Houellebecq et Nicolas Mathieu n’ont pas à s’inquiéter d’une quelconque concurrence pour l’instant. Mais le regard de Beigbeder est souvent juste; et il semble bel et bien sur la bonne voie.